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M-Th. Chrétin à Germigny-des-Prés.  
III : la mosaïque échappe de justesse à la destruction

Le Dimanche 24 janvier, dix jours, donc, après son arrivée à Germigny,  Chrétin se voyait en mesure d'annoncer ses "découvertes" au monde savant. Il choisit comme intermédiaire Charles François Vergnaud-Romagnési, archéologue résidant à Orléans, qu'il n'avait jamais rencontré mais dont il connaissait la brochure (de 1841) sur l'église, que lui avait prêtée le curé de Germigny. Sa lettre mérite d'être citée in extenso. Dans une autre longue lettre, écrite quelques semaines plus tard au même personnage, il lui prie de pardonner ses fautes d'orthographe :

"Germigny les prés ce 24 janvier
Monsieur,
S
i ce n'était trop compter sur votre zèle archéologique, je serais bien enchanté de vous voir à Germigny avant mon retour à Paris. J'ai lu et relu votre mémoire sur Germigny-des-Prés 1841. Arch. du Dép. du Loiret T. II. Je suis sur les lieux depuis dix jours. J'y serai encore jusqu'à dimanche prochain pour découvrir la mosaïque, et il est, je crois, de l'intérêt d'un archéologue aussi distingué de relever les erreurs qu'il a pu commettre, n'ayant pas sous sa main les facultés matérielles de lever ses doutes, ce qui ne manque pas du tout à votre serviteur comme ouvrier employé par le gouvernement. Ainsi, ce qui dans votre mémoire [p. 12] est traité d'un ornement fort simple la terminant dans le bas est une fort curieuxx
[sic] inscription de Théodulfus lui-même (et non Théodulphus) et ce qu'on a pris pour une châsse du bon Monsieur St Benoît n'est bien réellement que l'arche et la 3ème nimbe entre la tête des grands chérubins - CERVBIN de l'inscription mosaïque - n'est rien moins que la main d'Adonaï étendue vers son arche (coffre),  enfin un pilier, comme tout le monde le sait, porte cette inscription III NON IAN DEDI etc... (les III des nones de janvier Dédication de cette église) traduction littérale. Mais sur l'autre pilier on lit "anno incarnationis DCCC et VI sub invocatione Sanctae Ginevrae et Sancti Germini", c'est tout uniment (?) le commencement de celle placée d'une manière plus apparente et dont on s'est contenté sans chercher l'autre".

"Enfin, la figure placée aujourd'hui dans le mur extérieur du côté du cimetière on a vu une figure (sic), Chacun a gratté autour, puis on a décidé Ex professo "ceci est St Jacques". J'en suis fâché mais cela est une très jolie statuette de Ste Geneviève patronne des prairies et presque "inséparable" de St Germain. Mais assez Monsieur, il me tarde que vous veniez. Car je désire bien ardemment que de vous même vous rectifiez tout ce qui a été dit jusqu'à ce jour et ce que vous avez dû répéter sur la foi des devanciers. Car je serais très fâché d'aller sur les brisées d'un homme aussi recommandable que vous, et que je ne me verrais forcé qu'avec grande peine à réfuter "coram Populo", ce que je vous avouerai franchement je me verrais forcé de faire pro cientia amore, si nous n'avions pas l'avantage de nous communiquer de vive voix nos observations critico-scientifiques.
Votre tout dévoué serviteur, désirant ardamment
(?) l'honneur de votre connaissance .
Theodore Chrétin, mosaïste, peintre, statuaire, architecte et le donquichotte de l'archéologie.
Paris, rue Neuve St Denis 9, et actuellemnent à Germigni chargé de la restitution de la mosaïque."

Chrétin dut sourire en signant "Don Quichotte de l'archéologie," et se demander quelle serait cette fois le sort de l'inscription qu'il avait inventée. Il ignorait la personnalité de Vergnaud-Romagnési et se félicitait probablement de l'astuce qu'il avait employée, quelle excellente captatio benevolentiae que d'offrir à un auteur la possibilité de corriger ses propres fautes!  Le choix de Vergnaud-Romagnési allait pourtant rendre la collaboration des deux, le mosaïste et l'érudit, immédiatement suspecte au groupe d'archéologues d'Orléans. Le portrait que Jacques Soyer donne de Romagnesi dans son excellent article de 1923 n'est pas très flatteur :

"Vergnaud-Romagnési, dont j'ai lu presque tous les travaux, était un compilateur infatigable. Érudit médiocre, dépourvu d'esprit critique, écrivain nul, collectionneur assez habile, mais peu scrupuleux, très intrigant, avide de réclame, il aimait à annoncer bruyamment les trouvailles sensationnelles dont il était l'auteur, et cherchait continuellement à dérouter ses confrères en histoire et en archéologie."

Essayons de poursuivre un peu la chronologie des événements de 1847. Vergnaud-Romagnesi dut recevoir la lettre de Chrétin le 27 (mercredi) ou le 28 (jeudi) janvier. Ennuyé peut être par les critiques que lui adressait cet inconnu, ouvrier du gouvernement, il ne s'empressa pas de visiter Germigny avant le 31 janvier, jour du départ de Chrétin pour Paris, mais il expédia sans retard quelques lettres : l'une à un ami, Adolphe Duchalais (1814-1857), archéologue et numismate, originaire d'Orléans, mais habitant Paris, lui faisant part des nouvelles et lui priant d'aller rendre visite à Chrétin. L'autre, à Jules Dumon, curé de Germigny (1845-1854), cherchant à obtenir quelques précisions au sujet du travail et des découvertes de Chrétin. Ces deux lettres sont perdues mais nous possédons les réponses, celle du curé, datée du 7 février, est assez courte :

"Monsieur,

1. La mosaïque n'est pas restaurée. Mr l'artiste a seulement enlevé la couche de plâtre qui la couvrait.
2. L'inscription découverte sur le contour n'est pas complète.
3. Le complément de celle que vous avez signalée [dans la brochure de 1841] se lit sur le pilier qui fait face à celui sur lequel elle commence, mais du côté de la sacristie.
4. Je crois devoir aussi me ranger de l'avis de Mr Chrétin en reconnaissant une Ste Geneviève dans la bergère incrustée dans la muraille, cette interprétation donnerait un sens complet à l'inscription [du pilier] qui semble indiquer elle-même que cette sainte n'est point étrangère pour Germigny.
L'artiste est absent depuis 8 jours, il est allé pour s'entendre avec Mr Delton, il doit revenir sous peu.
Agréez s'il vous plaît, Monsieur, les hommages de votre très humble.
Dumon [curé de Germigny]
Germigny, ce 7 février 1847."

La réponse de Duchalais, datée le 12 février, est plus longue et contient des informations intéressantes et même importantes sur Chrétin et sur la mosaïque. Nous citons les parties principales :

"Monsieur et ami,

je suis allé hier voir Monsieur Chrétin et j'ai été fort étonné de retrouver en lui un homme déjà fort connu dans la presse archéologique. Mr. Chrétin n'est autre que ce jeune homme qui, il y a 15 ans, inventa pour mystifier les antiquaires du midi, les inscriptions de Nérac. Ces Messieurs, les savants du midi ont, avec leur outrecuidance gasconne, taxé Mr. Chrétin d'ignorance. C'est au contraire, je vous assure, un homme de beaucoup d'instruction et qui lui en voudrait a tort, quoique simple mosaïste. Il y a plus, il a eu l'esprit d'épouser une simple grisette de Nérac dont il a eu beaucoup d'enfants, ce qui ne l'a pas empêché d'en faire une véritable artiste. C'est une famille charmante, qui, malgré son humble position sociale, mérite beaucoup d'intérêt.

Je vous avoue qu'en présence de tels faits, j'ai craint d'abord quelque supercherie de la part de notre découvreur d'inscriptions, mais vraiment, plus je réfléchis plus je crois aujourd'hui à la sincérité de son dire. Il m'a bien assuré du reste qu'il avait été le premier à mettre en garde contre ses supercheries [de Nérac] MMrs Dumaige et Johannaut, et que c'était pour confondre l'ignorance des bourgeois de Nérac qu'il avait fait tout cela. Quoiqu'il en soit, j'aime à regarder comme réelles les découvertes que Mr. Chrétin a signalées. Je vais vous soumettre au reste tout ce que j'en sais. Je procède par ordre : "

Dans sa lettre à Vergnaud-Romagnesi, Chrétin avait reproduit un fac-similé de l'inscription qui donnait la dédicace avec l'année 806. Lors de sa visite à Chrétin, celui-ci avait montré le même fac-similé à Duchalais, sans doute pour lui permettre de se rendre compte de l'identité des graphies entre les deux parties de l'inscription. On sent que Duchalais, en pesant la question, a eu un moment d'inquiétude mais que le comportement si amical de notre "Don Quichotte de l'archéologie" réussit à calmer ses doutes. Sa lettre continue :

"Les inscriptions de dédicace se trouvent sur deux piliers posés parallèlement. Vous savez déjà que celle que vous connaissez est placée sur un pilier qui se trouve entre le bas-côté et la nef au sud. C'est sur le pilier correspondant que se voit la seconde qui au reste n'en est que le complément.
Les lettres qui la composent sont du tout semblables à la première et pour que Mr. Chrétin l'ait sculptée il lui faudrait une grande connaissance (qu'il doit avoir du reste) du style lapidaire de cette époque. Néanmoins je tiens pour la véracité de son dire. La date de 806 est aussi quelque chose de fort extraordinaire mais j'en ai vue une d'une église du midi rapportée par Mr de Castelonne qui n'est que de cinquante ans plus moderne. Enfin le mot "Ginevrae" est singulier, car tout porte à croire que des Français auraient écrit "Genovefae". Mais un homme fort instruit, Mr. Jassorki, m'a fait observer que la mosaïque ayant été probablement exécutée par des Italiens, ce "Ginevra" étant la dégénérescence italienne de "Genofeva", il pourrait bien se faire que dès le IXe siècle une telle acception eut déjà cours. Je laisse tout cela à votre perspicacité. C'est à vous et à l'académie d'Orléans de discuter. Pour moi je m'abstiens et je crois, jusqu'à preuve du contraire. Qu'on se dispute : Timeo componas et sona pulsantes. Je ne veux en rien me mêler de cela, feu Garnier, le docte Eloi Johanneau, et autres m'ont guéri. Car j'aime peu la polémique qui ne sert pas à la science. Gardez-vous d'en douter à propos de cela. J'ai bien l'intention de dire pour être utile à Mr Chrétin un mot de cela si vous m'y autorisez dans la bibliothèque de l'école des Chartes, mais je me garderai bien de répondre à quiconque qui me contredira."

Chrétin, dans sa lettre à Vergnaud-Romagnesi, avait critiqué plusieurs points de sa Notice de 1841 sur Germigny. Vergnaud-Romagnesi s'était plaint, sans doute à Duchalais, de ces critiques, mais après son entretien avec Chrétin, qui avait la brochure de Vergnaud-Romagnesi avec ses gravures en main, Duchalais n'hésita pas à défendre le mosaïste :

"Quant à l'inexactitude de votre dessin, je partage tout à fait l'avis de Mr Chrétin. Les chapiteaux ne ressemblent en rien quant au style aux originaux, les détails en sont mal copiés et évidemment votre dessinateur n'était pas archéologue lors qu'il a copié la mosaïque (elle était badigeonnée) il n'a pas bien vu en outre que les objets n'étant pas rendus avec leur véritable physionomie, le badigeon dont le tout était recouvert l'a conduit en erreur, et au lieu d'une nimbe au centre, il y a une dextre ouverte et à l'arche d'alliance se trouve un voile et les ornements sont différents des vôtres, ainsi de suite."

Cette remarque, concernant le badigeon, est d'une importance capitale pour l'étude de la mosaïque de Germigny. Il est impossible de commenter sérieusement l'état de la mosaïque au cours du 19ème siècle en se basant uniquement sur les dessins de cette période et sans un recours direct aux textes. D'ailleurs, Vergnaud-Romagnesi, déjà, dans son "Mémoire" de 1841, avait fait une remarque qui suffisait pour conseiller la prudence : "l'or, l'argent, le sinople, l'azur, le pourpre qui étaient les couleurs dominantes de cette riche composition [mosaïque] ont en grande partie disparu sous les badigeons maladroits des restaurateurs fâcheux de ce morceau précieux." 

Après avoir reçu la lettre de Chrétin, Vergnaud-Romagnesi dut s'apercevoir très vite qu'il pouvait tirer un profit personnel de ce qu'il savait en se faisant le porte parole officiel de la découverte à la Société Royale des Sciences, Belles-Lettres et Arts d'Orléans. Il annonça l'existence des inscriptions dans la séance du vendredi 5 février. On sent qu'une méfiance se fit jour immédiatement parmi les membres de cette Institution. Comme Duchalais à Paris, les archéologues d'Orléans durent vite se rappeler l'affaire de Nérac et le nom de Théodore Chrétin.  Quant à Vergnaud-Romagnesi, nous savons que le niveau d'estime que lui témoignaient les membres de cette Société était assez bas, surtout quand il s'agissait d'inscriptions latines.  Sa transcription erronée, accompagnée d'interprétations fantaisistes, de quelques inscriptions à St-Benoît-sur-Loire furent l'objet en 1844 d'un mémoire, d'un ton assez dérogatoire, du vicomte de Pibrac.Très peu de temps après, ses efforts pour déchiffrer l'inscription sur la cloche de Beaune-la-Rolande, inscription qu'il ne connaissait que de seconde main et qu'il avait négligé d'inspecter, provoquèrent également le ridicule et une riposte du même vicomte :

"M. Vergnaud, au lieu, ce qui eût été sage, d'en vérifier préalablement l'exactitude sur l'original, en adressa  des copies, soi-disant exactes, à tous les érudits de l'Europe savante : à la Société des antiquaires de France, à celle d'Édimbourg, à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres à la Société des Antiquaires de Rome, à l'Institut de Saint-Pétersbourg, etc. Ces corps éminents perdirent, oserions-nous dire, leur Latin à chercher une lecture acceptable et un sens possible à ce bizarre assemblage de caractères fantaisistes et de mots absolument inintelligibles."

Une vérification sur place lui aurait permis de voir que cette inscription, en caractères gothiques, donnait tout simplement la date (1538), le nom du fondeur de la cloche (P. Vandard) et celui du patron de l'église (St Sébastien). De tels incidents dans le passé suffisaient à provoquer la méfiance dans le présent. Une réunion de la commission d'archéologie fut convoquée immédiatement pour le 7 février (dimanche), et la décision fut prise d'envoyer sans retard à Germigny, le mardi suivant, 9 février, une commission spéciale chargée "de relever les deux inscriptions, pour empêcher toute fraude et toutes dégradations ultérieures, et d'en reconnaître le sens autant que possible." Cette commission était composée, entre autres, du vicomte de Pibrac, de A. Jacob, de Vergnaud-Romagnesi, et de Charles Pensée, un dessinateur.   

Jacob présenta son rapport sur la visite à Germigny à la réunion du 19 février. Son allusion à la conduite de Vergnaud-Romagnesi mérite d'être signalée :

"Par suite de mutilations anciennes, les cubes de verre de la mosaïque offrent encore de fâcheuses lacunes, particulièrement dans la légende qui l'accompagne. Nous avons cru qu'il nous importait de les constater avec soin, dans l'intérêt même de leur restauration prochaine. Pour ce travail, nous avons eu à regretter l'absence de M. Vergnaud, qui, malgré la pluie et la neige, nous a quittés pour se rendre à St-Benoît où l'appelaient ses explorations archéologiques. Nous avons ainsi procédé, sans lui, à un relevé exact que nous avons l'honneur de vous soumettre aujourd'hui, travail que, de son côté, l'ouvrier mosaïste avait fait et qui devait se rapprocher beaucoup du nôtre, les caractères romains de la légende, dont on a fait depuis un texte indéchiffrable [allusion à Vergnaud-Romagnesi], pouvant être lus à peu près couramment."

Si Vergnaud-Romagnesi cherchait le 9 février à se détacher du travail de la commission, à Germigny, c'est parce qu'il avait pris des mesures pour être lui-même le premier à faire connaître les inscriptions au monde savant. Le relevé de l'inscription par la commission pouvait se faire sans lui car il possédait déjà une copie, prise sans doute lors d'une visite furtive à Germigny. L'inscription de la mosaïque n'était pas complète, et comme dans l'affaire la cloche de Beaune-la-Rolande, il expédia des copies de son texte à divers érudits, espérant que l'un ou l'autre, meilleur connaisseur du latin que lui, l'aiderait à compléter les phrases latines. Mais, sans attendre leurs réponses, il avait également envoyé une notice, dès le début de février, à la "Revue Archéologique", pour annoncer la découverte des inscriptions. La commission s'était réunie de nouveau entre le 9 et le le 19 février pour essayer de compléter les vers de Théodulf. Vergnaud  avait promis de leur soumettre un meilleur texte. On sent l'impatience du comité à son égard dans le passage suivant extrait du rapport de Jacob :

"Votre commission dut alors se réunir de nouveau. Comptant sur des communications franches, sur celles que vous êtes habitués d'avoir entre vous, elle attendit de M. Vergnaud, qui avait eu avec l'ouvrier mosaïste des relations intimes, les renseignements qu'il s'était engagé de nous fournir. Après une longue attente, deux relevés se contredisant nous furent successivement adressés, puis enfin survint un troisième non moins différent des autres et dans lequel on avait capricieusement introduit plusieurs lettres impossibles à trouver, la place qu'on leur assignait étant celle où des lacunes avaient été constatées par nous.
L'ouvrier mosaïste n'ayant pu se tromper aussi étrangement dans un relevé facile á faire, votre commission a cru qu'elle n'avait plus à s'occuper de pareils documents. On pouvait faire du mauvais latin au IXe siècle mais Théodulphe, auteur du distique, quoique Goth d'origine, n'en fit jamais de pareil. Ce qui se passait pour la légende de Germigny avait tant de rapport avec ce qui avait eu lieu pour la cloche de Beaune-la-Rolande, cette cloche qui fit tant de bruit, qu'il était naturel de se demander si c'était bien sérieusement que M. Vergnaud nous avait adressé trois copies de ce relevé, toutes  trois avec leur variantes, lui, le possesseur des oeuvres de dom Jandot, n'avait qu'un feuillet à tourner pour trouver ce qu'il donnait à deviner à tous."

Entre la date de la réunion intermédiaire, auquel il fait allusion ici, et le 19 février quand il présenta son rapport, Jacob réussit à trouver le texte complet de l'inscription de Théodulf dans les "Miscelanea " de Baluze, ainsi que dans la source utilisée par Baluze, à savoir "l'Histoire de St. Benoît-sur-Loire " par Dom Chazal dont le manuscrit se trouvait à la bibliothèque publique d'Orléans. On continuait pourtant, à la Société d'Orléans, à s'inquiéter du  mosaïste Chrétin et de ses rapports avec Vergnaud-Romagnesi. Deux jours après avoir présenté son rapport, Jacob publia, au nom de la Société d'Orléans, un article annonçant la découverte des inscriptions dans le numéro de "l'Orléanais" qui parut le dimanche 21 février. On prit soin d'expédier cet article à Paris, à Didron Ainé, Secrétaire du Comité Historique des Arts et Monuments, critique parfois sévère des "restaurations" entreprises par la Commission. En plus de l'annonce de la découverte des inscriptions, l'article de Jacob sonnait l'alarme :

"Les seuls souhaits que nous ayons à faire, dans l'intérêt de ce précieux édifice, c'est qu'il reste à l'abri des sacrilèges restaurations dont bien d'autres monuments ont déjà été victimes. On dit, mais nous aimons à croire ce bruit sans fondement, on dit que M. Delton, aux soins de qui il est confié, doit proposer au ministre de détruire la mosaïque pour la refaire en entier, ce serait un vandalisme inqualifiable. Un morceau de nature de celui-ci est une chose sacrée, et nous ne voudrions pas même que l'on cherchât à remplir les déchirements que le temps y a faits. Il est impossible au XIXème siècle de refaire les oeuvres du IXème."

Le bruit qui courait n'était pas sans fondement. Le jour après la parution de l'article du 21 février à Orléans, Delton adressait cette courte lettre à Chrétin :

"Voulez-vous bien m'apporter demain matin l'engagement écrit que vous consentez à rétablir la mosaïque de Germigny-des-Prés, Loiret, moyennant la somme de 1250 frs y compris les fournitures.
Cette somme avec celle de 350 frs que vous allez recevoir très prochainement pour votre premier travail formera celle de 1500 frs [!] qu'accorde la commission pour ce travail."

Dans la séance du 27 février 1847, à laquelle Prosper Mérimée était présent, Didron, secrétaire, prit soin d'attirer l'attention du Comité sur l'article paru dans "l'Orléanais."

"Le secrétaire transmet un numéro de "l'Orléanais", journal qui se publie à Orléans, et qui contient un article où l'on exprime des inquiétudes à l'égard de la mosaïque de Germigny-des-Prés. L'auteur de l'article semble craindre qu'on ne veuille refaire et gâter, par conséquent, cette mosaïque précieuse.
M. Mérimée annonce que tous les travaux à faire à cette mosaïque sont exécutés. Ces travaux, confiés à un habile mosaïste, M. Chiuli, ont eu pour but uniquement de consolider le monument, ils ont réussi parfaitement. M. Mérimée rappelle que cette église de Germigny est non seulement remarquable par sa mosaïque, mais par des revêtements de stuc qui tapissent l'intérieur du clocher : les chapiteaux sont en stuc, absolument comme à Pompéi. La mosaïque et ce stuc sont deux faits fort rares et fort curieux."

Les doutes circulaient à Orléans, non seulement au sujet de la restauration de la mosaïque, mais aussi au sujet de l'authenticité de l'inscription avec la date de 806. Il semble que les avis étaient partagés, on ne pouvait douter de l'originalité de l'inscription de Théodulf que Chrétin avait mise à jour et cela tendait à soutenir sa prétention d'avoir également découvert l'inscription avec la date. Vergnaud-Romagnesi chercha l'aide du curé de Germigny pour combattre les rumeurs qui circulaient. La réponse du curé est datée du 21 février, jour même où paraissait l'article dans "l'Orléanais:

"Ce serait bien tort, comme vous le dites, que l'on voudrait soupçonner Mr Chrétin d'avoir controuvé ou altéré l'inscription dont il est question dans votre lettre; j'ai entendu dire plusieurs fois par une personne bien informée de ce qui s'est passé à Germigny, que la date 806, qui se lit en chiffres arabes au-dessus de l'abside, avait été substituée à la véritable date effacée et cachée sous le badigeon. Mr Chrétin n'a fait que découvrir l'inscription primitive dont on lui avait donné connaissance.
Je vous suis infiniment reconnaissant de l'intérêt que vous me témoignez, mais, en tout, il vaut mieux laisser agir l'autorité."

Suivons un peu maintenant les événements de 1847. Après la parution de l'article dans "l'Orléanais" , Vergnaud-Romagnesi chercha, par l'intermédiaire de Chrétin, à envoyer une lettre à Delton, lui priant sans doute de se défendre des attaques lancées contre lui. Mais Chrétin, comme nous le verrons, avait ses propres raisons pour ne pas irriter Delton. En marge de sa longue lettre du 10 mars à Vergnaud-Romagnesi, il inséra cette note :

"Quant aux grossièretés niaiseries que le Journal l'Orléanais s'est amusé à prêcher dans sa feuille du dimanche 21 février 1847 sur Germigny sa mosaïque et la prétendue intention qu'aurait eu Mr Albert Delton, architecte du gouvernement, de la faire enlever pour la refaire etc. etc. et autres balivernes de même force, comme par exemple d'émettre le doute qu'il se trouve en France des artistes capables de comprendre et restituer dans toute son originalité une mosaïque du IXème  siècle. On n'a, à cela, absolument rien à répondre dire, si ce n'est, "faites des souliers, faites des souliers", mais mon cher Mr du Vergnaud soyez bien certain que Mr A. Delton se respecte trop pour répondre à de semblables turpitudes, aussi me suis-je bien gardé de lui remettre votre petit mot décrit à ce sujet, c'eût été lui faire bien gratuitement éprouver une contrariété dont il n'aurait pu se venger, car vraiment c'est se salir que de répondre plus à des gens qui font profession de tout salir, même les actions ou les intentions les plus utiles et nationales."

De cette réponse, retenons au moins que Chrétin ne doutait aucunement de son habileté pour refaire complètement une mosaïque du neuvième siècle! Sachant très bien que plusieurs le considéraient responsable de l'inscription avec la date de 806, il sentit également le besoin de prendre ses distances dans cette question. On ne peut s'empêcher de sourire en lisant ses réflexions dans cette même lettre du 10 mars à Vergnaud-Romagnesi :

"Cependant, se prononcer définitivement si cette inscription est bien de 806, 900, 1000 ou 1200, serait selon moi d'une grande témérité. Je crois qu'il est plus sage de la donner comme elle est et si quelque critique peut judicieusement s'y appliquer ce n'est certainement pas sur le nom de Germanus, écrit ici Germinus, GERMINI pour GERMANI, mais dans le nom de Ginevra, sans doute St Genevièvre. Mais si c'est de la Bergère, patronne de Paris, dont il est ici question, son nom n'est nullement conforme à la manière latine de l'exprimer mais en tout conforme au génie de la langue italienne au Moyen Age. Mais, est-ce bien de St Geneviva, disciple de St Germain, dont on veut parler? et n'y aurait-il pas quelque rapprochement à faire entre cette Ginevra et la sainte Genoude dont on fête la mémoire à l'église de Germigny comme étant la patronne du lieu? (car depuis des siècles on assure que cette église, bâtie par Théodulf en 806 sur le plan de la basilique élevée à Aix-la-Chapelle par Charlemagne, fut dédiée à la sainte Trinité sous l'invocation de St Genoude). Quant à moi, infiniment petit, je ne prétends nullement à éclaircir ce dédale, telle est cette inscription et je ne suis pas assez versé dans l'histoire de la localité pour pouvoir me permettre autre chose que les observations ci-dessus, que du reste je ne hasarde qu'avec la plus grande circonspection."

Notre "Don Quichotte de l'archéologie" préférait se tenir à distance du moulin qu'il avait lui-même construit! Il était bon dessinateur et Vergnaud-Romagnesi lui avait suggéré de faire un dessin de la mosaïque pour présenter à la Société d'Orléans. Dans cette même lettre du 10 mars il répondit :

"Pour ce que vous me dites de faire un dessin de la mosaïque de Germigny pour l'Académie Royale des Sciences et Arts d'Orléans, je suis d'autant plus disposé à faire pour cette honorable Société tout ce qui pourra lui être agréable que je vous avouerai que je serais fort heureux, si je pouvais avoir l'honneur, d'être admis au nombre des membres correspondants qu'elle veut bien s'adjoindre. Ainsi c'est dire assez que la question financière n'est pas un point capital. Il est vrai que je suis un prêtre qui vit de l'autel, mais je veux qu'on dise de Chrétin comme Lafontaine de son peintre : il en vivait, que faut-il davantage?"

Chrétin fit son dessin et l'envoya à Vergnaud-Romagnesi, mais celui-ci, conscient des sentiments négatifs de la part des membres de la Société envers lui et Chrétin, décida de ne pas le présenter à la Société, mais d'en tirer un profit pour lui-même. Il le publia comme planche dépliante d'une petite brochure de quatre pages imprimée à Orléans. La brochure ne porte pas de date, mais connaissant l'empressement de Vergnaud-Romagnesi à publier "ses" trouvailles, on peut soupçonner qu'elle doit dater d'avril ou de mai 1847. Vergnaud-Romagnesi crut bon d'ajouter l'inscription lui-même au dessin de Chrétin, prenant soin d'expliquer en note : "Les lettres à double traits sont celles qu'on distingue encore, les points indiquent ce qui est enlevé et détruit". Il montre qu'une partie de l'inscription, sur une longueur de 75 centimètres, fut complètement détruite par le percement (pratiquée vers 1787, dit-il) d'une fenêtre dans l'abside orientale. Si cette date est correcte, il faudrait conclure que l'inscription avait déjà cessé d'être visible à cette période. La fenêtre en question, du côté sud de l'abside orientale, est visible dans les dessins et les plans de 1841. L'inscription ne fut restaurée qu'au moment où Lisch reconstruisit l'église, vers la fin du 19ème siècle.

Ce dessin de Chrétin reste un document fort important pour l'histoire de la mosaïque. 


Le dessin de Chrétin (1847). Cliquez sur le dessin pour l'agrandir

Mérimée ignorait-il la présence de Chrétin à Germigny en février 1847? On peut se demander, surtout quand on note que la seule allusion à Chrétin de la part de Mérimée que nous avons rencontré (à part l'incident de Nérac) se trouve dans le procès-verbal de la séance du 23 juin 1856 du Comité de la Langue, de l'Histoire et des Arts de la France, séance à laquelle Mérimée assista. Dans la partie du procès-verbal qui traite de la correspondance reçue par le Comité nous lisons :

"M Samazeuilh écrit qu'il ne connaît pas, dans la partie du département de Lot-et-Garonne qu'il habite, d'autres inscriptions appartenant à la première partie du Recueil des Inscriptions de la Gaule que celles provenant des fouilles opérées à Nérac, en 1832, dans l'ancien parc du château des sires d'Albret. Il rappelle que cette découverte donna lieu à des nombreuses publications et un procès intenté au sieur Chrétin, peintre, accusé d'avoir fabriqué les inscriptions. Le correspondant, qui a adressé un mémoire sur cette affaire, en 1842, demande s'il ne serait pas possible de retrouver le peintre Chrétin et d'obtenir de lui la vérité au sujet des fraudes qui lui ont été imputées.

M. Mérimée répond que le peintre Chrétin est mort sans avoir fait aucune révélation, et accusé, au contraire, de nouvelles fraudes [une allusion à l'inscription de 806 à Germigny?] du genre de celles qui lui avaient attiré des poursuites à Nérac.

M. Albert Lenoir croit pouvoir affirmer que le peintre Chrétin n'est point mort, et qu'il était même employé récemment aux travaux du Louvre, où il exécutait de la sculpture d'ornements."

C'est Vergnaud-Romagnesi qui, dans une note de 1851, nous donne le dernier mot sur la présence de Chrétin à Germigny-des-Prés :

"M. Ciuli, mosaïste, fut d'abord chargé en 1841 [actuellement en 1843, voir ci-dessus] de la restauration de cette belle mosaïque. En 1847, il fut remplacé par M. Chrétin, artiste d'un talent distingué et d'une instruction peu ordinaire. Il devait appliquer à cette restauration un procédé à lui particulier et fort ingénieux, au moyen duquel il eût rendu à ce superbe travail tout son ancien éclat... Mais ses travaux, suspendus en 1848, n'ont point encore été repris, malheureusement. Nous faisons des voeux pour que cette restauration difficile soit promptement confiée à des mains assez habiles pour la bien exécuter."

Heureusement pour nous, l'autorité à Paris semble être intervenue pour écarter le désastre d'un Maximilien Théodore Chrétin refaisant en entier la mosaïque de Germigny-des-Prés. La situation était sans doute un peu délicate car Delton avait offert le travail à Chrétin et celui-ci l'avait accepté. Mais les semaines et les mois de 1847 s'écoulèrent sans que Chrétin ne réussisse à toucher les fonds (1500 frs) alloués pour cette restauration complète de la mosaïque. Puis, arriva le 22 février 1848, jour de la révolution. Un mois plus tard, le 22 avril, Chrétin décida d'essayer de remédier à sa situation par une lettre au Ministre de l'Intérieur. On ne peut s'empêcher de sourire en lisant son exorde

"Citoyen Ministre,

Un artiste, véritable républicain et Vice-Président du club dit des Jacobins et porteur du prénom de Maximilien, en reconnaissance d'un bienfait rendu à sa famille par Maximilien Robespierre, tient hardiment s'adresser à vous, sûr de toute la chaleureuse sympathie que votre coeur tout républicain partage entre les hommes de quelques talents et les véritables patriotes .
Pardonnez, citoyen ministre, cet exorde indispensable. Je viens au fait."

Chrétin expliqua ensuite son travail à Germigny et la tâche qu'on lui avait demandée : restaurer la mosaïque. Il continue :

"Mais par l'incurie et les longueurs interminables du sieur Delton, 1847 s'est écoulé et aujourd'hui, 22 avril 1848, le tout est exactement comme au premier jour. Cependant, un artiste père de famille de quatre enfants en bas âge a été pourtant seize mortels mois le jouet de promesses de prochaines solutions chaque jour remises, après avoir, au terme des conventions faites par lettres ou verbalement, fait d'immenses frais de préparatifs de matériaux destinés à un travail dépendant du ressort de votre département.
Il est peut-être vrai de dire, Citoyen Ministre, que je n'avais pas le bonheur d'être vu d'un fort bon oeil par MM Cavé et Mérimée derrière les volontés desquels le sieur Delton se tenait à cheval..."

Ainsi, nous apprenons qui était intervenu auprès de Delton : Mérimée. (Fin)

Plan : M-Th. Chrétin à Nérac M-Th. Chrétin à Germigny-des-Prés (I. II. III.) Chronologie Biographies

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