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Les chérubins (le passage complet, avec les notes)

 

     Outre les images vues à Rome, les chapitres 20 et 21 du livre I de l’Opus Caroli ont aidé Théodulf à façonner la symbolique de sa mosaïque. Il se peut que l’intitulé du chapitre 20 ait lui-même fait fonction de catalyseur de sa pensée. Tarasius, patriarche de Constantinople, avait proclamé lors du concile de Nicée II : « Tout comme dans l’Ancien Testament les chérubins de gloire couvraient de leur ombre le trône de miséricorde, ayons de même des images de Notre Seigneur Jésus Christ, de la Sainte Mère de Dieu et des saints au-dessus de nos autels [31] ». Avec ce texte à l’esprit, la première impression que nous avons en examinant la mosaïque de Germigny est que Théodulf a tenté de contrer ce qu’avait dit Tarasius : c’est l’Arche et ses chérubins qui dominent l’autel (obumbrans altare) ! Comme nous le verrons par la suite, c’est presque certainement ce qu’il avait en tête de faire. Le chapitre 20, dans lequel il avait inséré une longue citation du De templo [32] de Bède, est l’une des clés des idées que Théodulf chercha à transposer dans sa mosaïque sous forme d’images visuelles.

 

     Si l’on se réfère à Exode 25 :18, Moïse avait construit l’Arche et placé deux petits chérubins sur son propitiatorium ou trône de miséricorde. Bède, qui donne une interprétation mystique de l’ameublement du temple de Jérusalem, expliquait que lorsqu’il construisit celui-ci, Salomon ajouta à ces petits chérubins deux anges nettement plus grands. Suivant la voie tracée par Bède, Théodulf souligna que tout détail relatif aux chérubins, aussi minuscule soit-il, est lourd de signification allégorique. Il est néanmoins difficile, à la lecture de ce long chapitre, de cerner avec certitude la signification symbolique particulière que Théodulf a pu attacher à cette image lorsqu’il la créa. Au chapitre 15 du livre I, lequel traite aussi de l’Arche, Théodulf suit le raisonnement de saint Augustin lorsqu’il explique que les deux chérubins de l’Arche représentent l’Ancien et le Nouveau Testaments : leurs ailes se touchent, démontrant par là le lien étroit qui existe entre les deux Testaments. Au chapitre 20, il semble — tout en rappelant ce qu’il a retenu de la philosophie augustinienne — préférer Bède selon lequel les deux plus petits chérubins de l’Arche sont le symbole du ministère des anges aidant Dieu dans son œuvre salvatrice. Le fait qu’ils étirent leurs ailes intérieures l’un vers l’autre signifie qu’ils « chantent la gloire de leur Seigneur et Sauveur pour tous les bienfaits qu’ils ont reçus », alors que les autres ailes s’étirant vers les deux murs démontrent qu’ils « considèrent que les croyants des deux peuples, Juifs et Gentils, possèdent avec eux-mêmes les célestes parvis ». Selon Théodulf, les deux plus grands chérubins qui furent ajoutés par Salomon lorsqu’il construisit son temple, ont la même valeur symbolique que les plus petits :

 

" Salomon, dont le nom signifie faiseur de paix et qui est une figure du Christ, a augmenté les dimensions des chérubins en les faisant croître et s’élargir. Il le fit pour indiquer que l’Eglise, après l’incarnation du Seigneur, devait s’accroître en raison de la confraternité de deux peuples différents, et être liée avec les habitants des cieux, qui louent Dieu pour leur avoir accordé le cadeau de la béatitude, et le louent également pour notre propre salut et notre marche vers cette béatitude " [33].


    Théodulf avait à l’esprit les deux peuples, Juifs et Gentils, qui à la fin des temps viendront habiter les cieux (une « patrie sans distinction de place pour ces deux peuples »), ce que l’on peut démontrer grâce à un petit détail de la mosaïque. L’auréole du plus grand ange qui se trouve sur la droite de l’Arche est cruciforme. Cette croix est indiquée au moyen de trois petites lignes parallèles (faites de tesselles de différentes couleurs) tracées à intervalles réguliers et arrangées de façon à suggérer une croix
[34]. Ces lignes sont reliées par une rangée de tesselles de même couleur qui suit la circonférence intérieure de l’auréole (Planche couleur 1b [35]). L’auréole de l’ange du côté gauche de l’Arche ne possède pas le moindre soupçon de cette caractéristique (Planche couleur 1c [36]). Nous pouvons donc voir que pour Théodulf le grand ange de la droite de l’Arche représente le peuple chrétien et celui de la gauche la nation juive qui, à la fin des temps, s’uniront dans le Christ. Il réussit ainsi à transférer à la mosaïque de l’abside de son église le symbolisme que l’on retrouve au chapitre 20 de l’Opus Caroli.

 

Théodulf a sans doute dû voir plusieurs représentations d’anges lors de ses visites dans les églises de Rome, mais il faut néanmoins noter que le grand ange représentant le peuple chrétien fait un geste identique à l’un de ceux qui se trouvent sur l’Arche de Sts Côme et Damien [37]. Tout comme dans le cas de Germigny, les cheveux des anges de cette Arche sont retenus par un bandeau non décoré et de couleur plus pâle. En outre, une partie du vêtement des grands anges de Germigny tombe librement sur leurs côtés, et il en est de même pour l’ange qui se trouve sur la gauche de l’Arche de Rome. Tout ceci suggère que Théodulf a pu déjà commencer, lors de son séjour à Rome, à rassembler les éléments de la conception préliminaire de sa mosaïque, retenant peut-être aussi les services d’un mosaïste de Rome pour le conseiller à Germigny [38].

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