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L’Opus Caroli, clé de la signification de la mosaïque de Germigny
(le texte complet, avec les notes)

 

    L’œuvre composée par Théodulf au nom de Charlemagne (souvent appelée les "Libri Carolini ", mais dont l’intitulé véritable est "Opus Caroli regis contra synodum ") constitue, à un point jusqu’ici jamais reconnu, l’une des clés permettant d’avoir une idée de la symbolique de la mosaïque qu’il a placée dans l’abside de la petite église érigée à son usage personnel dans sa villa de Germigny-des-Prés. En raison de circonstances politico-religieuses, Charlemagne n’a pas pu faire circuler ce manifeste, mais les idées qu’il contient étaient restées vivantes dans l’esprit de Théodulf, surtout après sa visite des églises de Rome au cours des quelques mois qu’il passa dans cette ville en 800 et 801 à l’occasion du couronnement de Charlemagne par le pape Léon III. Certaines des mosaïques de la Ville éternelle, et plus particulièrement celles de Ste Marie Majeure et de Sts Côme et Damien, lui rappelèrent des chapitres cruciaux qu’il avait composés pour l’Opus Caroli et lui fournirent le thème central de la mosaïque de Germigny-des-Prés. En termes très symboliques, qui ne peuvent être déchiffrés qu’à la lumière de l’Opus Caroli, la mosaïque révèle, dans l’église que Théodulf avait consacrée au Sauveur, le plan conçu par Dieu pour sauver l’humanité.


La cathédrale de la ville d’Orléans se situe non loin des berges de la Loire. A environ 35 kilomètres en amont (à vol d’oiseau), nous rencontrons la célèbre abbaye de Fleury, aussi connue sous le nom de Saint-Benoît-sur-Loire, et à quelque 5 kilomètres avant celle-ci, et aussi proche de la Loire, on trouve le petit village de Germigny-des-Prés. Ces trois lieux sont associés à un Wisigoth expatrié au temps de Charlemagne. Théodulf était évêque d’Orléans et abbé de Fleury, il possédait une résidence secondaire à Germigny-des-Prés. Rien ne rappelle sa présence dans la ville ou l’abbaye, mais il reste certaines parties du petit oratoire privé qu’il s’était fait construire dans sa villa de Germigny-des-Prés, et, en particulier, une mosaïque qui couvre la voûte de l’abside centrale (Planche couleur 1a). Selon les recherches effectuées sur l’art médiéval, il s’agit là de la plus ancienne mosaïque de l’époque carolingienne à avoir survécu au nord des Alpes. En tant que décoration d’abside, son imagerie est unique. L’Arche d’Alliance occupe le centre de cette œuvre : elle est surmontée de deux petits anges d’or, disposés de façon symétrique, alors qu’au-dessus et de chaque côté de l’Arche, tout près du bord de cette composition, se tiennent deux anges nettement plus grands. Les ailes des petits et des grands sont enchevêtrées et, dans l’axe qui les sépare, une main descend d’un ciel étoilé. En dessous de cette mosaïque, sur le contour de l’abside, Théodulf a placé une inscription sur deux lignes :

ORACLUM SCM ET CERUBIN HIC ASPICE SPECTANS ET TESTAMENTI MICAT ARCA DEI [1]/
HAEC CERNENS PRECIBUSQUE STUDENS PULSARE TONANTEM THEODULFUM VOTIS IUNGITO QUAESO TUIS
[2]

 

"Regarde et contemple le saint propitiatoire et ses chérubins :
[Regarde et contemple ce saint des saints avec ses chérubins
[3].]
Et vois ici l’Arche de l’alliance divine.
Devant ce spectacle, efforce-toi de toucher par tes prières le Maître du tonnerre;
Et ne manque pas, je t’en prie, d’associer Théodulf à tes prières".

     Cette mosaïque a fait l’objet d’une littérature déjà abondante [4]. Notre intention est ici d’ajouter un nouveau chapitre à l’enquête en présentant des facteurs qui n’ont jusqu’à présent pas été envisagés, mais qui sont d’importance capitale si l’on veut saisir pleinement le sens du programme conçu par Théodulf pour l’abside. Un facteur important, et qui ne figure dans aucune des dissertations précédentes, est le voyage que Théodulf a certainement fait à Rome peu après être devenu évêque et avant d’avoir entamé la construction de Germigny-des-Prés[5] ; un autre facteur a trait au rapport de cette mosaïque avec plusieurs chapitres cruciaux d’une œuvre qu’il avait composée pour Charlemagne quelques années auparavant. La préparation d’une édition critique de ce traité — connu sous le nom de "Libri Carolini "jusqu’à ce que la nouvelle édition lui redonne son titre original "Opus Caroli regis contra synodum" [6] — a fait apparaître des relations nouvelles entre le traité, la mosaïque et l’ensemble de l’œuvre poétique de Théodulf.

    Comme nous l’avons déjà fait remarquer, Théodulf travailla de 791 à 793 (avant qu’il ne devînt évêque) à la composition, pour Charlemagne, de l’Opus Caroli. Etant donné l’importance qu’a ce traité pour notre propos, nous devons examiner comment il a été rédigé. L’impératrice Irène avait convoqué en 787 un concile à Nicée afin d’abroger les décrets iconoclastes pris par son défunt mari et ses prédécesseurs et de décréter que les images devaient être à nouveau vénérées. Lorsque les Actes grecs du concile parvinrent à Rome, une traduction erronée en fut faite — proskynesis étant constamment rendu par adoratio, ce qui est faux — et une copie de cette mauvaise traduction arriva à la cour de Charlemagne où, pour des raisons qui ne nous sont pas évidentes, elle fut considérée comme étant un document officiel provenant de Constantinople. Elle affirmait que les images devaient non seulement être vénérées, mais adorées, ce qui provoqua une levée de boucliers, et décision fut prise de lancer une contre-offensive théologique contre les affirmations faites à Nicée II [19]. Cette réfutation devait être faite au nom du roi, défenseur de la foi catholique, et c’est à Théodulf que fut confiée la tâche de son exécution. Quelque chose d’inattendu survint alors que ce travail arrivait à sa fin. En fait, les Francs non seulement s’étaient trompés sur l’origine du texte latin faisant l’objet de cette critique, mais il était aussi évident qu’ils ignoraient la position du pape sur les images. Un chapitre de l’Opus Caroli, alors toujours en cours de préparation, affirmait qu’en matière de foi il fallait toujours consulter Rome (I.6). Il s’avéra, à leur grande consternation, que loin de partager leur indignation, Adrien Ier avait fait sienne la position adoptée par Nicée II à propos des images. Réalisant ce qui se passait réellement, Charlemagne décida de ne pas faire circuler le manifeste mais, au contraire, de le reléguer aux archives royales [20]. Pour Théodulf, cette décision de supprimer une œuvre à laquelle il avait consacré tant d’efforts et dont il avait bien des raisons d’être fier, a dû constituer une déception particulièrement amère. A l’exception d’un nombre restreint de membres de la cour qui avaient pris part à la révision et à la correction de ce texte, aucun de ses contemporains n’avait eu l’occasion de lire cet impressionnant traité [21]. Nous pouvons cependant être certains que lors des années qui suivirent, Théodulf lui-même n’oublia pas ce qu’il avait écrit, l’Opus Caroli  est la clé qui nous permet de comprendre comment il conçut la mosaïque de l’abside de Germigny.

 

     Théodulf ne pouvait évidemment pas savoir, au moment où son traité prenait forme, qu’il deviendrait un jour évêque et qu’il construirait et embellirait une église. Son objectif principal, à cette époque, consistait à développer un raisonnement pouvant contredire les arguments des Grecs. Lors de Nicée II, l’histoire de Moïse façonnant l’Arche et les chérubins avait été présentée comme une justification des images. Au chapitre 15 du livre I de l’Opus Caroli, Théodulf s’élève contre un tel parallèle. Toutes les images étaient des objets faits par l’homme alors que l’Arche, son contenu et les chérubins avaient été faits par Moïse sur ordre explicite de Dieu, et appartenait donc à un ordre différent et supérieur de réalité, sans comparaison possible avec les images faites par l’homme. Le passage suivant mérite d’être relevé, au vu de ce que Théodulf fit par la suite à Germigny :

 

"Contemplons donc, mais par une vision spirituelle uniquement intérieure, ces choses mémorables, à savoir l’Arche et son contenu, ainsi que le propitiatoire avec les chérubins, et allons à leur quête avec toute la puissance de notre esprit. Ne les recherchons pas sur des panneaux ou des murs peints, mais contemplons-les avec le regard de notre esprit dans le tréfonds de nos cœurs. Nous ne recherchons pas la vérité au moyen d’images et de peintures; nous qui arrivons à cette vérité qu’est le Christ, nous y arrivons par la foi, l’espérance et la charité, et avec Son aide" [22] [accentuation par les auteurs].

 

    Ceci laisse certainement à penser qu’au moment où il composait l’Opus Caroli, Théodulf ne pouvait pas voir avec entière approbation une représentation artistique de l’Arche et de ses chérubins. Mais les circonstances changèrent et quelques années plus tard, Théodulf — maintenant évêque et abbé — ayant toujours en mémoire les églises romaines qu’il avait visitées, se retrouva à planifier la construction de sa propre église à Germigny. Pouvons-nous déterminer quelle pouvait être son attitude vis-à-vis de la décoration de cette église à ce moment précis ?

 

     Dans l’Opus Caroli, Théodulf avait constamment fait remarquer que des images étaient depuis longtemps placées dans les églises (ab antiquis), soit en tant que décoration, soit pour rappeler des événements passés. Elles n’étaient cependant en aucun cas essentielles : « comme nous admettons qu’elles ne jouent aucun rôle dans l’accomplissement du mystère de notre rédemption, il s’ensuit que leur omission ou leur exposition ne peut pas nuire à la foi catholique ». Dans une telle perspective, il n’y a pas de place pour une théologie des images [23], encore qu’il puisse y avoir une théologie des objets sacrés (res sacrae), tels que la croix ou les instruments utilisés lors de fonctions liturgiques sacrées [24]. La tradition espagnole, dont Théodulf est issu, n’était pas favorable aux images dans les églises [25]. Le conseil d’Elvire avait décrété qu’il était « interdit de placer des images dans les églises car nous risquons de révérer et d’adorer ce qui est peint sur les murs [26] ». Dans l’Opus Caroli  (III.16), Théodulf rejette l’idée avancée à Nicée II que l’honneur rendu à l’image rejaillit sur celui dont elle est inspirée : « Il se peut que les érudits évitent d’adorer les images en vénérant non pas ce qu’elles sont, mais ce qu’elles représentent; il n’empêche que, ce faisant, on tend un piège à ceux qui ne le sont pas, car ils ne vénèrent et n’adorent que ce qu’ils voient ». Nous pouvons avoir ailleurs (IV.18) une idée de ce qu’il entendait par « vénérer », quand il fait part de son atterrement face à la coutume de plus en plus populaire consistant à placer des lumières ou à brûler de l’encens devant les images, ou à placer de petites offrandes à côté d’elles. Son opinion négative fut probablement renforcée par la preuve de ce culte populaire pour les images; il n’avait pas d’objection à voir toute une église encensée lors du rite de sa consécration, mais voir une image décrivant un visage « dont les yeux ne peuvent pas voir » recevoir le même honneur le faisait frémir d’effroi (IV.3). Nous pouvons, à la lumière de ce fait, comprendre son hésitation à imiter la pratique très répandue qui consistait à placer des images du Christ dans les absides au-dessus des autels [27].

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