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Le voyage à Rome de Théodulf (le texte complet, avec les notes) |
Incontestablement aristocrate de naissance et éduqué dans la tradition classique de sa patrie ibérique, Théodulf fut obligé de chercher son avenir ailleurs en raison de l’invasion maure. Encore relativement jeune au temps de sa fuite, il s’était probablement déjà vu conférer le diaconat, rang qu’il occupait au moment de son arrivée parmi les Francs [7]. Son érudition et ses aptitudes à débattre furent reconnus à la cour royale où, entre 791 et 793, il composa l’Opus Caroli regis contra synodum à la demande de Charlemagne [8]. Ses services rendus au roi furent par la suite récompensés par sa nomination à l’évêché d’Orléans et, en tant qu’abbé, au monastère de Fleury, probablement en 797 ou en 798 [9]. Devenu abbé de Fleury, il décida de transformer la villa de Germaniacus, qui se trouvait non loin et qui appartenait à l’abbaye, en résidence secondaire épiscopale et abbatiale [10]. Ceci l’amena tout naturellement à vouloir y construire un petit oratoire pour son usage personnel.
Durant l’année qui suivit sa nomination à l’évêché et à l’abbaye, et probablement avant le début des travaux de construction de l’oratoire, Théodulf effectua un voyage en Italie qui devait avoir une influence profonde sur ce qu’il envisageait pour Germigny. Ce déplacement intervint à la suite d’événements qui s’étaient produits à Rome en avril 799. Lors de la procession de la grande Litanie, le pape Léon III avait été attaqué et fait prisonnier; il avait par la suite réussi à s’échapper et s’était réfugié auprès des émissaires de Charlemagne qui se trouvaient alors à Rome et qui l’escortèrent jusqu’à la cour royale de Paderborn où il passa plusieurs mois [11]. Entre-temps, Charlemagne était arrivé à la conclusion que pour redresser la situation il lui fallait faire la preuve incontestable de son autorité. Au mois d’octobre de la même année, 799, il renvoya Léon à Rome en compagnie de plusieurs évêques et comtes francs après avoir décidé que lui-même et son armée marcheraient sur l’Italie l’année suivante et qu’il présiderait un synode qui devait se réunir alors à Rome. Charlemagne a pu discuter de ses plans avec Théodulf en juin de l’an 800 lors d’une visite qu’il effectua à Orléans et au cours de laquelle il invita ce dernier à se joindre à son expédition [12]. Les chroniques contemporaines ne mentionnent pas de date précise pour le départ de l’armée de Gaule, mais elles nous indiquent qu’après avoir passé plusieurs jours à Ravenne, Charlemagne et sa suite arrivèrent à Rome le 24 novembre [13].
Le synode se tint à Saint Pierre sous la présidence du roi franc du premier au vingt-trois décembre. Deux jours plus tard, le jour de Noël de l’an 800, Léon III couronnait Charlemagne empereur. Candidus, disciple d’Alcuin, faisait partie de l’entourage franc et c’est le rapport qu’il fit à son maître en rentrant à Tours (vers Pâques de l’an 800) qui constitue la source de ce que nous pouvons savoir des activités de Théodulf alors que celui-ci se trouvait à Rome. En effet, Alcuin envoya à Théodulf, peu après le retour de Candidus (c’est-à-dire peu après le 4 avril 801), une lettre dans laquelle nous pouvons lire :
" Notre fils Candidus, votre loyal compagnon, nous parle souvent de vos bonnes actions ; comment, d’une voix forte, vous apportâtes un témoignage vrai lors des délibérations publiques, comment votre conduite, avec les personnages haut placés aussi bien qu’avec la plèbe, fut au-dessus de tout reproche et avec quelle assiduité religieuse vous assistâtes aux célébrations liturgiques [14]. "
C’est en reconnaissance du ferme soutien apporté par Théodulf que Léon III, lui remit le pallium de ses propres mains, avec le titre personnel d’archevêque, avant son départ de Rome. Alcuin, dans sa lettre à Théodulf, prend bien soin de le féliciter pour cette promotion dont il avait récemment été honoré [15]. Théodulf lui-même, beaucoup plus tard, alors en disgrâce et en captivité vers la fin de sa vie, mentionne (dans un poème à son ami l’évêque Modoin) l’honneur qui lui fut fait lorsqu’il reçut le pallium de la « sainte main » (sancta manu) du pape [16].
Il semblerait, selon les allusions faites par Alcuin, que Candidus fut en fait le compagnon de Théodulf lors du séjour de ce dernier à Rome et qu’ils rentrèrent probablement ensemble en Gaule. Comme Candidus arriva à sa destination vers Pâques, le 4 avril 801, nous pouvons conclure sans risque de nous tromper que Théodulf passa plus de deux mois à Rome, de la fin novembre de l’an 800 jusqu’au début ou à la mi-février 801 [17]. Ceci lui aurait largement donné le temps de faire connaissance d’un grand nombre des vénérables églises de la ville : nous savons grâce à la lettre d’Alcuin qu’il assistait avec assiduité aux célébrations liturgiques. Une bonne partie de ce qu’il a pu voir est perdue, mais les preuves artistiques et historiques suggèrent que Théodulf a visité deux églises particulières qui ont en fait survécu. A Ste Marie Majeure, il semble avoir admiré une série de scènes de l’Ancien Testament, datant du Ve siècle, dont certaines montraient l’Arche d’Alliance, alors qu’à Sts Côme et Damien, outre la mosaïque de l’abside représentant le Christ du second Avènement ainsi que le Jourdain, datant de l’époque du pape Félix IV (526-530), il peut avoir contemplé les quatre grands anges de l’arche triomphal, datant du temps du Pape Serge Ier (687-701) [18].
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La décision prise par Théodulf de faire de l’Arche d’Alliance le thème central de Germigny peut très bien être la conséquence de ce qu’il avait vu à Rome certaines images qui l’avaient obligé à réfléchir à certaines parties du traité qu’il avait rédigé précédemment. Cette expérience visuelle fut d’importance capitale; il semble douteux qu’une simple réflexion sur le traité eût pu produire la mosaïque de l’abside telle que nous pouvons la voir actuellement. Nous pouvons donc imaginer Théodulf visitant les églises de Ravenne et de Rome et notant attentivement quels motifs religieux autres que des personnes pourraient occuper le centre de la décoration d’une arche ou d’une abside. Il aurait vu plusieurs croix et trônes apocalyptiques, mais probablement pas une Arche d’Alliance [28]. Cependant, à Ste Marie Majeure, s’il a suivi l’ordre des scènes décrites au-dessus des arches de la nef, il a pu voir l’Arche sur trois panneaux [29]. Sur l’un d’eux (Fig. 1a), des prêtres et des Lévites portent l’Arche dans la section inférieure du panneau, alors que Moïse mourant est représenté au-dessus.
Fig.
1a
Sur un autre (Fig. 1b) , des scènes jumelées montrent l’Arche portée à travers le Jourdain sur ordre de Josué et, au-dessous, celui-ci envoyant ses espions reconnaître Jéricho.
Sur le troisième (Fig. 1c), l’Arche, accompagnée de sonneurs de trompettes, est portée autour de Jéricho alors qu’au-dessus on peut voir les murs de la ville s’effondrer.
Fig. 1c
L’Arche représentée à Germigny a une très nette affinité avec le type que l’on voit ici, comme plusieurs historiens de l’art l’ont fait remarquer [30], surtout celle du panneau représentant la traversée du Jourdain, un panneau sur lequel nous reviendrons. Les deux Arches (Planche couleur 1, Fig. 1b) sont embellies avec le même motif carré et elles sont portées grâce à des barres qui sont placées non pas sous le coffre, comme il semble que ce soit le cas sur les deux autres panneaux, mais à mi-hauteur.
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Nous pouvons aussi constater que l’Arche de la Fig. 1c occupe une position relativement centrale par rapport à l’ensemble de la composition. Il se peut donc que les mosaïques de Ste Marie Majeure aient amorcé le raisonnement qui devait finalement porter ses fruits dans la mosaïque, unique en son genre, placée par Théodulf dans l’abside de Germigny-des-Prés.