Des artistes au service de la Mâat
Les Egyptologues n'emploient pas le mot "artistes" pour ces hommes de ce
village qui en étaient de véritables car l'Egypte pharaonique ignore ce
terme. De même la notion d'art pour l'art n'a pas de sens dans la mentalité
égyptienne de cette époque. L'art avait un but uniquement utilitaire :
servir la Mâat et son ordonnateur, Pharaon, seul intermédiaire entre les
dieux et les hommes. Selon B. Mathieu, la Mâat est "une règle de vie sociale
érigée en principe cosmologique par la volonté du pouvoir politique". Les
artisans, en mettant leurs compétences au service du concept fondamental de
la Mâat, avaient sans doute le sentiment d'appartenir à un groupe
privilégié. En préparant la demeure éternelle du pharaon, les artisans
jouaient un rôle social et faisaient un acte de civisme, ils concouraient au
maintien du monde organisé. D'ailleurs, ils faisaient toujours précéder leur
nom de l'expression "sédjém ash ém Sét Mâat" que l'on traduit mot à mot par
"celui qui entend l'appel au siège de la Mâat", c'est-à-dire "Serviteur dans
la Place de Vérité" (Maât est le le nom de la déesse qui personnifie la
Justice et la Vérité).
"La Tombe"
Dans les textes administratifs écrits en hiératique, le "siège de la Mâat" a
pour équivalent le vocable "la Tombe". La tombe est l'étape ultime ou le
pharaon se confond avec la Mâat, c'est aussi le nom1 de l'association qui
regroupe tous les artisans de Deir el Médineh (une soixantaine environ). Ils
étaient choisis par le vizir parmi des familles qui se transmettaient leur
savoir-faire de génération en génération (très vite leur fonction devint
héréditaire). "La tombe", comparée à un bateau, était divisée en deux
équipes dirigées chacune par un capitaine, l'une de bâbord, l'autre de
tribord. Chaque équipe travaillait sur une moitié de la tombe à décorer. Le scribe de la
tombe, généralement aidé de ses fils, tenait le registre du travail accompli, des absences, des salaires...
Pour cela, il prenait journellement des
notes en hiératique sur des ostraca
qui étaient ensuite remises au propre sur des papyrus presque tous disparus
aujourd'hui.
Les ouvriers travaillaient huit jours de suite puis avaient deux jours de
repos, en fin d'année ils avaient droit à cinq jours de congés en plus. Mais
les excuses pour ne pas travailler ne manquaient pas : recevoir, ses
parents, soigner son oeil malade, fabriquer une porte pour sa maison et même
se remettre d'une beuverie...
Le travail devait être soigneusement planifié afin que les différents corps
de métier se succèdent dans l'ordre : les carriers commençaient à préparer
les parois des tombes. Ensuite, les dessinateurs, sous le contrôle des
scribes et des contremaîtres, traçaient en rouge les différentes scènes qui
étaient corrigées à l'encre noire. Les sculpteurs pouvaient alors donner un
léger relief à l'ensemble avant que les peintres appliquent les couleurs.
le nom1 : l'appellation complète était "La Grande et Auguste
Tombe de millions d'années de Pharaon, vie, santé, force à l'occident de
Thèbes".
Des pratiques religieuses originales
Ces ouvriers, chargés de recopier les textes sacrés dans les tombes, avaient
du fait de leur métier des connaissances religieuses développées, si bien
qu'ils se passaient de prêtres pour desservir les nombreuses chapelles du
village. Beaucoup savaient lire et écrire en cursive, ce qui était
exceptionnel à cette époque pour cette catégorie sociale. Ainsi, ils
inscrivaient leurs comptes, leurs textes juridiques, leur correspondance
privée sur des ostraca. Ces dernier nous ont permis d'apprendre que ces
artisans se distinguaient aussi dans leurs pratiques religieuses, ils
priaient pour eux et non pour le maintien de l'équilibre cosmique comme tous
les Egyptiens. Cette individualisme s'explique par le fait que bon nombre
d'ouvriers étaient d'origine asiatique, ils adoraient d'ailleurs des
divinités étrangères, un
dieu syro-palestinien par exemple. Ils avaient
aussi tendance à adorer davantage les dieux secondaires que les grands dieux
nationaux, ainsi ils considéraient Aménophis Ier et sa mère Néfertari comme
les saints patrons de leur village, ils les représentaient en
statues en
bois et les interrogeaient sur leur devenir comme le feront plus tard les
Grecs avec la pythie à Delphes. Les artisans avaient aussi le
culte de l'oreille qu'ils sculptaient en trois dimensions sur des stèles
pour les déposer au pied des sanctuaires afin de favoriser l'écoute des
divinités d'une manière directe, sans intermédiaire. La déesse
Méresger,
"celle qui aime le silence", protectrice de la nécropole thébaine,
représentée sous la forme d'un serpent ou d'une femme coiffée d'un serpent
était particulièrement vénérée.
Si le village de Deir el-Médineh nous dévoile des formes inconnues de piété
personnelle, il ne faudrait pas cependant en conclure que ces mêmes
attitudes religieuses étaient absentes dans le reste de l'Egypte, il y avait
sans doute de nombreux villages qui adoraient des dieux locaux, seulement on
n'a pas retrouvé ailleurs de vestiges de ces cultes populaires modestes et
sans doute construits moins durablement. Certes quelques dieux du panthéon
national, tels Amon, Hathor, Ptah, étaient aussi adorés à Deir el-Médineh
mais ils sont alors empreints de caractères nouveaux : les notions de faute,
de péché, de souffrance, de pénitence, de pardon ne se rencontrent que dans
le village des artisans.
La première grève du monde connue
On connaît aussi beaucoup d'autres détails de la vie quotidienne
des artisans de Deir El-Médinet,
notamment les plaintes qu'ils formulaient au vizir quand leurs salaires,
sous forme de céréales, n'avaient pas été versés à temps : "... que mon
seigneur apprenne que les ouvriers de la nécropole sont dans le dénuement le
plus extrême. Les pierres ne sont pas légères à porter! On a supprimé un sac
et demi d'orge pour donner à la place un sac et demi de saleté..." Ils se
plaignent aussi de n'avoir reçu ni les vêtements, ni les sandales de bois,
ni la vaisselle auxquels ils ont droit.
Sous Ramsès III, vers 1160 av JC, les ouvriers sont dans le dénuement, ils
se révoltent et décident de cesser le travail malgré l'intervention des
contremaîtres et du scribe. Un papyrus
raconte cet épisode, "ils
s'assirent derrière le temple funéraire de Thoutmosis III... et ils
passèrent tout le jour en cet endroit". Finalement les premiers
grévistes eurent gain de cause "on leur distribua les rations du mois
précédent".
A ces problèmes sociaux s'ajoutent les soucis quotidiens :
- L'un se plaint de l'infidélité de sa femme : "J'ai trouvé l'ouvrier Merisekhmet couché avec ma femme,le quatrième mois de l'été, jour quatre. Je
sortis pour le dénoncer aux magistrats qui m'ont fait donner cent coups de
bâtons".
- Une autre se plaint du manque de reconnaissance de ses enfants : "J'ai
élevé huit enfants et je leur ai donné tout ce dont ils avaient besoin. Mais
je vieillis et ils ne prennent pas soin de moi".
Des hommes plein d'humour et qui aiment la vie
Les fêtes, religieuses ou familiales étaient nombreuses, elles
s'accompagnaient de danses chants et musique. Les ostraca montrent que les
artisans n'hésitaient pas à se moquer de leurs maîtres, on y voit, par
dérision, un pharaon s'afférant à la réparation d'un filet de pêche. Les
animaux sont les héros de fables décrivant un monde à l'envers : les chats
deviennent les esclaves des souris, ou ils sont les gardiens du troupeau
d'oies. Les scènes à connotation
sexuelle sont nombreuses.
En
2002 et 2003 trois expositions à Paris, Bruxelles et Turin ont
magnifiquement présenté les apports des fouilles archéologiques conduites
dans ce village. Ces pages ont été réalisées en grande partie grâce à cette
exposition et son catalogue "Les artistes de Pharaon".
A voir pages suivantes.
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