APERÇU
DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE DES ORIGINES À
LA FIN DE L’ÉPOQUE CLASSIQUE
Colette Calmon et Isabelle Didierjean, professeurs de
lettres classiques au collège public Jeanne d'Arc - Orléans.
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I)
LES PRESOCRATIQUES
1)
Orphée et Pythagore 2) Thalès de Milet 3) Héraclite d’Éphèse 4) Parménide
et l’école Éléate : la philosophie de l’Être 5) Empédocle 6) Démocrite
d’Abdère
II)
LES SOPHISTES
III)
LES PHILOSOPHES SOCRATIQUES
1) Socrate 2)
Platon
IV)
ARISTOTE
L’étude de l’histoire de la pensée montre que dans leurs efforts
pour comprendre et expliquer le monde, les civilisations ont toujours
d’abord élaboré des mythes. En Grèce comme ailleurs, tout a commencé
par une cosmogonie de cet ordre et nul n’ignore la puissance et la
vitalité de la mythologie grecque. Mais dès le VI° siècle avant J.C.,
émergent en Grèce, sur le terreau mythologique, des tentatives
d’explication de l’univers essayant d’éliminer
l’intervention du « surnaturel » dans l’énigme posée
par l’existence du monde. C’est le début des disciplines scientifique
et philosophique. Mais à cette époque là, elles étaient intimement liées,
autant dire indifférenciées puisque les premiers philosophes se
nommaient « physiciens », c’est-à-dire scrutateurs de la
nature, « phusis »
chez les Grecs. Les découvertes scientifiques de cette époque font, pour
la plupart d’entre elles, toujours partie des fondements des sciences
actuelles et cette recherche est aussi à l’origine de la philosophie au
sens moderne du terme.
Athènes deviendra vite le centre de cette nouvelle pensée et
Socrate le pivot de son évolution. Par la suite, la philosophie romaine
(particulièrement dans ses recherches sur la morale, le stoïcisme et
l’épicurisme) se réclamera héritière de la pensée grecque.
I)
LES PRESOCRATIQUES
Les présocratiques forment une étape importante de la pensée
grecque par le caractère moderne de leurs intuitions scientifiques, vérifiées
plus tard par les sciences actuelles. Les sciences et la philosophie de
cette période se sont avant tout développées en Asie Mineure, appelée
Ionie (Ephèse et Milet) et en Grande Grèce (Sicile et Italie du Sud).
1)
Orphée et Pythagore
Le poète
Orphée, personnage mythologique, et Pythagore, personnage historique ( 580-500 av.J.C.), partagent une
croyance commune en l’immortalité de l’âme. Ces deux philosophies
mystiques que sont l’orphisme et le pythagorisme reposent sur des
pratiques et des rites destinés à purifier l’âme emprisonnée dans le
corps pour l’aider dans sa vie future après la mort. Pour Pythagore,
l’âme revient dans un corps nouveau selon les vertus ou les vices de sa
vie précédente. Le corps est donc une prison où l’âme est enfermée
pour des fautes antérieures : (sôma – sêma : corps =
tombe). C’est la croyance en la réincarnation ou métempsychose. Pour
celui qui pratique la sagesse et respecte les rites, les réincarnations
successives permettent peu à peu la purification de l’âme, donc sa libération.
Cette métaphysique est inséparable, comme toutes les philosophies présocratiques,
d’un système tentant une explication scientifique de l’univers.
C’est
cet aspect qui donne toute son importance à Pythagore. Il croit en effet
à l’harmonie des nombres, principes de tout, dont la combinaison permet
l’explication de l’univers et de tout être existant : il est
ainsi le lointain ancêtre de la science contemporaine et des applications
actuelles dans le domaine du numérique. Ainsi « la réalité
consiste en un jeu d’oppositions entre ce qui est déterminé (ou
impair), source de perfection, et ce qui est indéterminé (ou pair),
source d’imperfection » (Précis
de littérature gréco-latine, éditions Magnard), cependant le
chiffre parfait est le chiffre 10, formant le « triangle mystique »,
triangle équilatéral, constitué de l’addition des chiffres 4 (base du
triangle), 3,2 et 1 (sommet du triangle).
Pythagore
serait l’inventeur du mot « philosophie » ( de « philos » :
qui aime et « sophia » : la sagesse).
2)
Thalès de Milet ( fin VII°- début VI° siècle av.J.C.)
A partir
de Thalès, les philosophes postérieurs à Pythagore inaugurent une
conception « moderne » de la philosophie, s’écartant de
toute théogonie ou mysticisme pour privilégier des explications
scientifiques. Ils s’intéressent tous conjointement et en premier lieu
aux différents domaines de la science ( mathématique, physique,
astronomie).
Parmi
eux, Thalès, homme du début du VI° siècle, père de l’astronomie et
inventeur du fameux théorème, est le fleuron d’une école de réflexion
qui s’est développée à Milet, en Ionie. Ces philosophes expliquent
l’univers (« cosmos »),
sa formation et tous les éléments qui le constituent , à partir
d’un élément unique et primordial : pour Thalès, c’est l’eau ;
un autre de ces philosophes, Anaximène, pense qu’il s’agit de
l’air. Tous s’efforcent de donner une explication logique et globale
aux phénomènes multiples de l’univers.
3)
Héraclite d’Éphèse (535- 475 av J.C.)
Sa pensée,
extrêmement déroutante, allie un principe dynamique, le changement perpétuel,
et la conviction que ce principe dynamique est créateur d’une unité
harmonieuse gouvernant l’univers, qu’il nomme «logos » (=
« feu intelligent » ou « pensée unique et souveraine »).
Héraclite
est essentiellement resté célèbre pour sa théorie du changement perpétuel
( mobilité constante des choses) illustrée par la formule « panta
rei » (« tout s’écoule ») et par l’idée qu’ « on
ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », puisque ce
n’est jamais la même eau qui coule au même endroit. C’est là une
prescience troublante de l’agitation des atomes et des théories
scientifiques modernes sur l’évolution permanente de l’univers.
4)
Parménide (fin VI°- début V° siècle av J.C.) et l’école Éléate :
la philosophie de l’Être
L’ école
de Parménide doit son nom à la ville natale de celui-ci, Elée, en
Italie du Sud. A peu près contemporain d’Héraclite, il s’oppose
radicalement à lui par sa conception de l’univers fondée sur
l’immuable et l’unité, philosophie qu’il a exprimée dans un long
poème intitulé Sur la nature. Nos sens ne distinguent que les apparences et ce sont
les apparences qui changent et paraissent multiples ; la réalité
qu’elles recouvrent, c’est-à-dire la substance des choses, elle, est
immuable et éternelle. Parménide la nomme « l’Etre », que
seule la Raison peut appréhender et qui seul existe. Pour la Raison, le
monde illusoire des apparences perçues par nos sens et marquées par le
changement et le morcellement n’existe pas : c’est le « Non
Être » ; en effet « changer c’est précisément ne plus
être ce qu’on était et devenir ce qu’on n’était pas encore »
(R. Mucchielli : La Philosophie, Bordas). C’est
le sens de sa formule la plus célèbre : « l’Être est, le
Non Être n’est pas ».
Ce qui
différencie d’autre part, ce système des autres systèmes de
philosophes comme Thalès, c’est que l’univers envisagé n’est plus
le simple univers physique, mais tout ce qui peut être appréhendé par
l’esprit. Cette pensée aura une influence sur des philosophes comme
Platon ou Aristote qui ne cesseront de réfléchir à cette opposition
entre l’Unité essentielle de l’univers approchée par la Raison et la
diversité morcelée perçue par les sens. Mais c’est aussi la question
toujours posée de l’Etre et du Paraître.
Son
disciple Zénon d’Élée est surtout connu pour avoir exprimé sa pensée
sous la forme de paradoxes comme celui d’Achille essayant de rattraper
une tortue. Achille peut-il la rattraper ? Le sens commun dit que oui ;
la pensée démontre que non car l’espace étant divisible à
l’infini, la distance se réduira progressivement mais ne sera jamais
nulle, Achille ne rattrapera donc jamais la tortue.
Parmi
les philosophes proches de Parménide, on peut citer également un
philosophe ultérieur, Anaxagore de Clazomènes (490-428 av J.C.) pour qui
il existe une opposition similaire entre le monde matériel et le principe
éternel qui gouverne le monde : le « Nous » (c’est-à-dire
« esprit » ou « intelligence » en grec). Il
est intéressant de noter que, bien qu’originaire d’Ionie, Anaxagore
partit à Athènes vivre dans l’entourage de Périclès, inaugurant un
mouvement qui pendant des siècles fera d’Athènes le centre culturel et
philosophique du monde antique.
5)
Empédocle ( vers 480-420 av J.C.)
Au lieu
de rechercher un élément unique comme les philosophes précédents, Empédocle
distingue quatre éléments primordiaux mais éternels :l’air,
l’eau, la terre et le feu qui se combinent ou se séparent sous
l’influence de deux forces fondamentales : Philotès (l’Amitié),
qui réunit et Neikos (la Querelle), qui dissocie. « Et l’univers
se fait et se défait selon une vaste alternance entre ces deux forces.
Sous le règne de Philotès, l’univers tend à devenir l’être sphérique
et étroitement unifié de Parménide ; sous le règne de Neikos, il
se disloque en un désordre qui rappelle le changement et la tension chers
à Héraclite. » (J. de
Romilly, Précis de littérature
grecque, PUF). Pour Empédocle ces deux forces sont indispensables à
l’univers.
Sa
philosophie s’apparente par ailleurs aux théories orphiques et
pythagoriciennes de la métempsychose. La tradition le représente comme
un Maître spirituel, persuadé de détenir son savoir de ses différentes
réincarnations.
6)
Démocrite d’Abdère (460-370 av J.C.)
Contemporain
de Socrate qu’il a certainement rencontré à Athènes, Démocrite
appartient cependant, par sa pensée, à la philosophie présocratique.
Fondateur de la théorie de l’atomisme, il opère une synthèse entre la
philosophie de Parménide fondée sur l’Etre unique et immuable et celle
d’Héraclite fondée sur le perpétuel mouvement.
Là
aussi le modernisme de cette intuition de l’existence des atomes, à une
époque où l’idée même du microscope ne pouvait être conçue, est
tout à fait étonnante ! En effet derrière la diversité des êtres,
Démocrite voit des atomes tous identiques en nature, impérissables et
toujours en mouvement. Les êtres et les choses ne sont que des
combinaisons d’atomes et leur diversité s’explique par l’existence
de leur contraire, le vide : « convention que le chaud,
convention que le froid ; en réalité, les atomes et le vide »
(Démocrite, édition Gallimard). La doctrine de l’atomisme sera illustrée
un siècle plus tard par Épicure (341-270 av J.C.).
Présocratique
certes par son système d’explication du monde, Démocrite se rapproche
néanmoins de Socrate par son intérêt pour la morale. Les quelques
fragments qui nous restent de ses traités d’éthique montrent quelle
est pour lui l’importance de la conscience du Bien et du Mal et présentent
une résonance très socratique : « C’est devant soi-même
que l’on doit d’abord avoir honte quand on agit mal ». « Celui
qui commet l’injustice est plus malheureux que celui qui la subit ».
II)
LES SOPHISTES
A partir de la seconde moitié du V° siècle avant J.C., le centralisme
athénien s’accentue avec l’arrivée des sophistes venus pour la
plupart de Grande Grèce et qui tous séjournent à Athènes. Les deux
principaux représentants en sont Protagoras, venu de Thrace (480-408) et
Gorgias, de Sicile (487-380).
La
pensée philosophique n’est plus fondée sur la construction de systèmes
cosmogoniques, expliquant l’univers : les sophistes mettent
l’homme au centre de leur réflexion. Ainsi Protagoras peut dire :
« L’homme est la mesure de toutes choses. », c’est-à-dire
que la connaissance et l’expérience du monde dépendent des individus
et varient avec leur jugement. Donc la véritable connaissance des choses
se révèle impossible. Il ne s’agit pas pour eux de rechercher une vérité
essentielle, mais ce qui peut en avoir l’apparence par le raisonnement.
Cette conception débouche sur un relativisme de pensée, dont un versant
est l’humanisme et l’autre le scepticisme
Ce
scepticisme conduisit les sophistes à explorer les rouages du
raisonnement ; car si rien ne s’impose comme vérité absolue, tout
peut devenir vrai pour peu que l’on soit capable de le démontrer et/ou
d’en convaincre son interlocuteur. Donc ces philosophes sont avant tout
professeurs de rhétorique : aux « physiciens » succèdent
les « rhétoriciens ».
C’est
ainsi que les sophistes ont été amenés à approfondir la dialectique
« inventée » par Zénon d’Elée, et qui est l’art
d’argumenter pour démontrer, réfuter et persuader. Pour eux une cause
n’est forte que par la force convaincante des arguments qui l’étayent ;
donc toute cause réputée forte, par exemple par le bon sens ou la
coutume, peut devenir faible par la rhétorique et vice-versa .
Mais
l’art du raisonnement nécessite une connaissance technique approfondie
du langage. Or en grec ancien, tout savoir précis dans un domaine défini
se nomme « sophia » (habituellement traduit par « sagesse »).
Les sophistes tirent leur nom de ce terme car ils sont détenteurs d’une
« sophia » du langage. La science qu’ils ont ainsi élaborée,
la grammaire, ainsi que ses applications, la rhétorique et la
dialectique, ont traversé les siècles en gardant les mêmes conceptions
et les mêmes termes grâce à la tradition scolaire et universitaire.
Il
est reconnu d’autre part que la rigueur scientifique de leur
raisonnement est un des fondements de la conception moderne de
l’Histoire.
Leur
succès de l’époque s’est articulé sur une nouvelle façon
d’envisager la vie politique à Athènes après la période de Périclès.
En effet, leur enseignement fut recherché par les jeunes Athéniens désireux
de faire une carrière politique et ressentant le besoin de maîtriser le
langage et l’art de la persuasion.
Leur affirmation selon laquelle tout (et son contraire) est démontrable,
le fait qu’ils faisaient payer fort cher leur enseignement et
l’engouement des futurs hommes politiques ont suscité des craintes et
des critiques quant à leur absence de morale, qu’eux-mêmes souvent
n’ont pas méritées mais que leur système portait en germe. De là
vient la connotation péjorative de ce terme de « sophiste »
aujourd’hui encore. C’est précisément le reproche moral que leur
font Socrate et Platon.
III)
LES PHILOSOPHES SOCRATIQUES
1)
Socrate (469-399 av J.C.)
Buste
de Socrate
musée d'Ephèse
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On
ne peut évoquer le personnage de Socrate sans le comparer aux sophistes,
dont il fut le contemporain, sophistes avec lesquels l’opinion de son époque
l’amalgama mais auxquels en réalité il ne cessa de s’opposer.
N’ayant lui-même rien écrit, sa pensée et sa vie ne nous sont connues
qu’à travers les œuvres de trois auteurs. Dans sa comédie les
Nuées, Aristophane le charge de tous les reproches que l’on pouvait
faire aux sophistes. Ancien élève de Socrate, Xénophon dans son Apologie de Socrate et surtout le
Banquet nous présente un personnage certainement assez proche de la réalité
historique. Il est au centre de l’œuvre de Platon, son plus brillant
disciple, qui reprend et prolonge la pensée de ce maître.
A
la différence des sophistes, Socrate est athénien et ne quittera jamais
sa ville. D’extraction modeste – son père est sculpteur et sa mère
sage-femme -, il se tourne très vite vers la spéculation philosophique
mais sans en tirer de rémunération, contrairement à ses rivaux.
Il
alliait en lui les contraires : la disgrâce
et la négligence physiques et l’exigence et la beauté morales.
Exhortant ses concitoyens à rejeter l’injustice, il a lui-même, au
moins à deux reprises, refusé courageusement, voire au péril de sa vie,
d’accomplir, en tant que magistrat et citoyen, des ordres qu’il
jugeait injustes.
Comme
les sophistes, Socrate se détourne de la recherche sur la construction de
l’Univers, la jugeant inutile : son intérêt se porte sur le seul
objet d’étude qui soit à la portée de l’esprit humain :
l’homme, c’est-à-dire la nature humaine en général et l’être
humain en particulier. C’est le sens qu’il donne à la célèbre
formule de Delphes qu’il a faite sienne : « Connais-toi toi-même ».
Mais cette seule formule contient aussi une autre signification : se
connaître soi-même signifie aussi savoir discerner ce qui est bien de ce
qui est mal, et c’est en cela que Socrate s’oppose aux sophistes,
puisque sa recherche a pour but exclusif le domaine moral et qu’il
s’attache surtout à définir des grandes notions morales comme la
justice, la piété, le bien , le courage, la tyrannie, la tempérance,
l’amitié… C’est en ce sens que l’on peut parler de « révolution
socratique ».
Xénophon
nous présente Socrate comme un homme pieux ; Platon, un personnage
plus complexe dont la conception de la religion est probablement plus
abstraite que celle de la plupart de ses contemporains mais qui se réclame
tout de même des dieux traditionnels, notamment Apollon.
Sa
méthode d’investigation est celle d’un incessant questionneur,
passant au crible de l’interrogation toutes les habitudes de pensée ;
mettant ainsi son interlocuteur face à ses contradictions et ses limites
et lui montrant que la vraie sagesse consiste à reconnaître dans un
premier temps son ignorance (« Je ne sais qu’une seule chose,
c’est que je ne sais rien ») pour se rendre capable ensuite de
s’acheminer vers la difficile découverte de la vérité que chacun a en
soi sans le savoir. C’est la « maïeutique », « art
d’accoucher les esprits ».
Cette
méthode très déstabilisante et qui, comme celle des sophistes,
remettait en question les habitudes de pensée traditionnelles, lui valut
des ennemis, d’autant plus qu’elle séduisait la fleur de la jeunesse
athénienne. Socrate passe pour un subversif. Ceci explique la plainte déposée
contre lui et qui le mena à la mort en –399. On retint contre lui deux
chefs d’accusation : corrompre la jeunesse et ne pas croire aux
dieux de la cité.
Il
faut replacer son procès dans le contexte troublé de la défaite d’Athènes
contre Sparte à la fin de la guerre du Péloponnèse et du difficile rétablissement
de la démocratie après le gouvernement oligarchique des Trente dont le
représentant le plus extrémiste, Critias, se trouvait, par malheur, être
un ancien ami de Socrate et un penseur sophiste. C’est à cette occasion
que Socrate montra une parfaite cohérence entre ses idées et ses actes
et que son personnage acquit cette dimension prodigieuse qui en fit, une
fois pour toutes, le modèle du Sage dans la cité.
En
effet ayant refusé de choisir lui-même une condamnation même légère
pour ne pas reconnaître sa culpabilité et ainsi renier ses idées, il
exaspéra les jurés et fut condamné à la peine la plus lourde. Malgré
les incitations de ses amis et de nombreuses complicités influentes dans
la cité et dans la prison, par fidélité aux lois d’Athènes, et pour
montrer que n’ayant rien commis de mal, il ne craignait pas la mort, il
refusa de s’enfuir et but la ciguë en présence de ses disciples.
« Socrate : « On peut du moins et l’on doit même prier
les dieux pour qu’ils favorisent le passage de ce monde à l’autre ;
c’est ce que je leur demande moi-même : puissent-ils m’exaucer ! »
Tout en disant cela, il porta la coupe à ses lèvres, et il la vida
jusqu’à la dernière goutte avec une aisance et un calme parfait. »
(Platon, Phédon)
Ce
philosophe de la parole, dernier du V° siècle, aura une influence féconde
et durable sur tous les philosophes du IV° siècle, siècle de grand
foisonnement intellectuel.
2)
Platon (427-347 av J.C.)
a)
La vie et les œuvres principales
Fils de famille hautement aristocratique, Platon était davantage promis
à une carrière politique qu’à la recherche philosophique. Ce fut la
rencontre avec Socrate, lors de sa vingtième année, qui, semble-t-il, décida
définitivement de l’orientation de sa vie. Grande figure philosophique,
avec Aristote, du IV° siècle, Platon est un théoricien, contrairement
à son admirable maître. Peut-être suspect comme disciple de Socrate
qu’il avait suivi pendant huit ans, en tout cas bouleversé par sa mort,
il quitta Athènes en –395 et n’y revint qu’en –387 pour y fonder
dans le jardin de l’Académie une école où en même temps que la
philosophie étaient enseignées les disciplines fondamentales, dont la
mathématique.
Il
y poursuivit son enseignement toute sa vie, avec de rares interruptions,
infructueuses, pour essayer de concrétiser sa grande idée politique de
la cité idéale gouvernée par les philosophes.
Son
œuvre se compose de 35 dialogues dont la plupart mettent en scène le
personnage de Socrate : les premiers dialogues : l’Apologie de Socrate, Protagoras, Gorgias ; les trois grands
dialogues philosophiques : Phédon,
le Banquet, Phèdre ;
les dialogues politiques : la République
et les Lois.
(Lire
la République,
Livre I «Thrasymarque»
b)
Analyse de sa méthode à travers ses premiers dialogues
Dans les premiers dialogues, la pensée de Platon ne semble pas se démarquer
de celle de son maître et ceux-ci donnent l’occasion de préciser la méthode
socratique. C’est le souci de respecter cette méthode qui semble
imposer à Platon la forme du dialogue.
Le
dialogue n’est pas une ornementation littéraire, mais il est nécessaire
à la recherche de la Vérité : Socrate n’accepte comme recevable
qu’une idée obtenue à l’issue d’un processus dialectique serré (
il ne faut pas oublier que le mot « dialectique » est formé
sur le radical du verbe « dialegomai » qui signifie « s’entretenir
avec quelqu’un », « dialoguer »). La forme du dialogue
permet, grâce à la succession des questions et des réponses, d’éliminer,
par touches successives les approximations de la pensée et d’aboutir
par l’usage de la Raison à la définition d’Idées générales comme
le Bien, la justice, la tyrannie, la tempérance … Ces idées générales
ou « concepts » sont seules capables de hisser l’esprit
humain au-dessus des simples « opinions », multiples ou irréfléchies
et souvent infondées car issues de nos sens particuliers et non de la
Raison universelle.
Cette
théorie du concept (par exemple le concept de la Justice étant la
quintessence de tous les traits communs à toutes les actions justes
particulières) qui nous semble aujourd’hui aller de soi dans toute réflexion
sur la connaissance est une création du Socrate de Platon !
Platon
fait sienne la maïeutique de Socrate et dans cette démarche il n’est
pas facile de distinguer l’apport de l’un ou de l’autre.
La
pensée se double d’une qualité littéraire qui donne à tous les
personnages une apparence de vie et un caractère bien individualisé.
Ainsi la lecture de ces œuvres ne manque pas de charme et de piquant.
c)
La Métaphysique dans le Phédon, le Banquet et le
Phèdre
Il faut entendre par « métaphysique » toute conception de ce
qui est au delà de la perception physique du monde, c’est-à-dire la
perception par les sens : le monde visible. La métaphysique de
Platon est fondée sur le dualisme, c’est-à-dire sur la distinction
entre l’âme et le corps : l’âme étant immortelle, alors que le
corps est périssable. « L’âme désincarnée ne retourne pas au séjour
divin après une seule vie. Comme l’enseignait Pythagore, les âmes
vivent plusieurs existences successives et s’incarnent dans différents
corps. Or, dans les temps qui ont précédé leur vie actuelle, et tandis
qu’elles étaient affranchies de toute enveloppe corporelle, elles ont
contemplé les vérités éternelles. Réincarnées, elles en conservent
une conscience obscure, un souvenir estompé, mais qui peut, sous
l’effet d’une attention active, reprendre ses couleurs. On comprend dès
lors l’efficacité de la maïeutique : elle a pour objet, précisément,
de provoquer cette attention à soi-même, ou plutôt aux vérités qui
dorment dans l’esprit. La science n’est qu’une réminiscence :
rien de nouveau n’est introduit dans l’âme, mais des souvenirs antérieurs
à son incarnation se réveillent. » (Histoire
illustrée de la littérature grecque, J. Humbert et H. Berguin, éditions
Didier).
Ces
vérités parfaites et éternelles que l’âme a contemplées, Platon les
nomme « Eidê », les Formes, c’est-à-dire les Idées :
le monde invisible et uniquement intelligible. Pour illustrer ce concept,
Platon a recours, cette fois-ci dans la
République, livre VII , au
mythe de la Caverne : « Figure-toi des hommes dans une demeure
souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute la largeur une entrée
ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les
jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir
ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ;
la lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière
eux. » (Platon, la République,
VII ,512 a) Sur la paroi vers
laquelle leurs yeux sont tournés, ils ne voient que les ombres portées
d’objets extérieurs à la caverne et qu’ils prennent pour la réalité.
Les hommes sont comme ces prisonniers : ils pensent que ce qu’ils
perçoivent autour d’eux est la réalité, alors qu’il s’agit
seulement du reflet du monde des Idées. Mais comme tous ces hommes ont en
eux une âme qui a vu les Idées avant d’être incarnée, il est
possible que certains d’entre eux, notamment les philosophes, en aient
un souvenir confus . Le travail de la maïeutique consiste à faire
remonter à la conscience le souvenir de ces Idées, donc la connaissance
de la Réalité vraie, permanente et immuable. Cette Réalité invisible
est constituée de tous les modèles uniques et parfaits engendrant les
multiples copies imparfaites du monde sensible (par exemple, tous les
chevaux concrets avec leurs imperfections sont des reflets de l'Idée
parfaite de cheval). Dans le mythe de la Caverne, celle-ci est la métaphore
du monde et de la société tandis que les prisonniers représentent
l’humanité ordinaire. Le philosophe est représenté par un prisonnier
qui se serait détaché de ses liens pour sortir de la caverne et aurait
contemplé les objets réels et non plus leur ombre, s’accoutumant peu
à peu à une lumière croissante pour en arriver à être capable de
contempler la source originelle de cette lumière qui gouverne ainsi
toutes les choses sensibles : le soleil, assimilé au Bien suprême,
source de la sagesse, « gouvernant toutes les autres Idées, cause
universelle de tout rectitude et de toute beauté. » (la
République, VII)
Un tel homme, revenant dans la caverne, ne peut qu’apparaître étrange
et insensé à ses anciens compagnons. Il ne peut que susciter leur
incompréhension ou le désir de l’éliminer. Platon a-t-il
volontairement assimilé le destin du « prisonnier libéré »
du mythe, symbolisant le philosophe, à celui de Socrate ?
d)
La Politique à travers la République et les Lois
La recherche du Bien ne peut se limiter à l’individu, mais elle doit
aussi s’appliquer au gouvernement de la Cité. La construction de la Cité
idéale selon Platon est l’objet de son ouvrage intitulé la
République. De même que l’âme est divisée en trois parties (la
raison, la volonté agissante et le désir), de même la Cité est partagée
en trois fonctions correspondantes assumées respectivement par les
philosophes ou gouvernants, les guerriers ou gardiens et tous les
dispensateurs des biens matériels.
Le
gouvernement échoit au philosophe, sorti de la caverne et renonçant
ensuite à la contemplation des Idées pour revenir de son plein gré dans
la caverne et enseigner aux autres la Justice. Dans cet Etat, l’individu
est subordonné à la collectivité et chacun remplit sa fonction selon
ses compétences dans une complémentarité qui permet le fonctionnement.
En effet Platon supprime la propriété individuelle, le lien familial et
la distinction entre les sexes. Cette organisation pourrait faire penser
à une société communautaire, mais elle repose sur une hiérarchie
stricte fondée non pas sur une aristocratie de la naissance mais sur une
aristocratie de l’intelligence.
Dans
son dernier ouvrage, les Lois,
Platon s’écarte de la Cité idéale pour définir les conditions
possibles d’application de ses théories dans la réalité. Le projet
est donc moins ambitieux mais l’auteur imagine toute une série de règlements
contraignants destinés à empêcher toute corruption. L’accumulation de
ces règlements donne l’image d’un régime plutôt totalitaire.
Faut-il voir dans cette absence de liberté les conséquences des déceptions
causées par les actions injustes de la démocratie athénienne, qui, par
son essence, aurait dû garantir la liberté ?
La
Cité idéale de Platon est la première utopie politique dans
l’histoire des sociétés occidentales . Pour la première fois, un
philosophe propose un mode d’organisation jugé idéal.
IV)
ARISTOTE
(384-322 av.J.C.)
1)
Sa vie et son œuvre
Aristote naquit en Thrace en –384. Son père était le médecin de
Philippe, roi de Macédoine. C’est peut-être lui qui lui donna le goût
pour les sciences concrètes. Mais c’est à Athènes qu’il vint
parfaire son éducation en suivant pendant vingt ans l’enseignement de
Platon. Il devient un de ses élèves préférés et montra un goût
profond pour l’acquisition de vastes connaissances, à tel point que
Platon le surnommait « le liseur » et lui confia plus tard
l’enseignement de la rhétorique. Aristote fut profondément influencé
par la philosophie de Platon et son système se définit par rapport à
celui de Platon, y compris dans ses oppositions, car les deux hommes
avaient des tempéraments et des démarches opposés.
A
la mort de Platon, Aristote quitta Athènes pour se fixer à Amos comme
conseiller du prince des lieux. Il fut ensuite appelé à la cour de Macédoine
pour devenir le précepteur du jeune prince, le futur Alexandre le Grand.
Sous la protection du roi Philippe, il y constitua le plus grand
laboratoire de l’Antiquité, étudiant et classant la faune et la flore
dans un esprit encyclopédique.
En
–335, il revint à Athènes, récemment soumise par la Macédoine, pour
fonder son école, le Lycée, du nom d’un quartier de la ville. Comme il
enseignait en se promenant, ses élèves furent appelés péripatéticiens
( de « péripatos » : promenade). A la mort d’Alexandre,
en –323, il dut quitter Athènes pour fuir des réactions fortement
antimacédoniennes. Peu de temps après, il mourut à Chalcis, en Eubée.
Son
œuvre était importante, mais les traités destinés à la publication
sont perdus ; il ne nous reste que les notes de cours et les exposés
à usage interne. Cela explique la difficulté pour connaître l’œuvre
véritable d’Aristote. La cheville ouvrière de la transmission de son
œuvre fut Cicéron qui, plus deux siècles après, rassembla ses œuvres
et les publia.
Platon,
essentiellement tourné vers la morale, fut un théoricien ;
Aristote, de tempérament pragmatique, essaya de classer et de décrire
rigoureusement tous les champs de la connaissance, inaugurant ainsi la démarche
encyclopédique. S’il est philosophe, il est aussi l’Erudit, le
Savant. Chose nouvelle dans l’histoire des connaissances, il distingue
nettement les différentes sciences jusque là confondues dans la
philosophie.
2)
Sa Métaphysique
Aristote s’oppose nettement à Platon en affirmant la réalité du monde
concret qui n’était pour Platon qu’un monde de reflets (le vrai monde
étant celui des Idées). Cette partie de la pensée d’Aristote est
assez difficile à cerner dans
ses détails. Pour lui le corps est la matière – comme le matériau
d’une statue est une « statue en puissance » -- et l’âme
est la forme donnée au corps (eidos) --
comme la statue terminée est une « statue en acte ».
Cette
position de départ éclaire sa démarche dans tous les autres domaines,
fondée sur l’observation, la description et le classement raisonné.
3)
Le champ de la morale et de la politique
Son
traité de morale le plus important est l’Ethique
à Nicomaque. Aristote l’aborde par une série de descriptions des mœurs
aboutissant à des définitions et un classement réfléchi. Dans la définition
des différentes vertus, Aristote, contrairement à Platon, s’intéresse
aussi aux vertus sociales -- comme l’amabilité – prenant bien
davantage compte des contingences concrètes . Comme Montaigne plus
tard, sa préoccupation pour définir les vertus semble être le juste
milieu, la difficile voie moyenne, entre l’excès et le manque, évitant
de tomber dans l’un ou l’autre de ces vices opposés : ainsi dans
le livre II de l’Ethique à
Nicomaque, le courage est défini à mi-chemin entre la témérité et
la lâcheté.
Dans
son œuvre politique, seuls nous restent les huit livres de la Politique ; toute la documentation préalable et les autres
ouvrages sont perdus. Pour Aristote, l’homme étant un animal politique,
l’idée même de Cité va de soi. Elle correspond à un besoin naturel
de l’homme. Il critique la cité idéale de Platon, car selon lui la
propriété et l’affection des individus les uns pour les autres sont
les éléments nécessaires au bon fonctionnement de la Cité.
Il
distingue trois types de gouvernement :la monarchie,
l’aristocratie, la république, qui, lorsque l’intérêt particulier
prend le pas sur l’intérêt général, se muent en leurs correspondants
corrompus, respectivement : la tyrannie, l’oligarchie, la démocratie.
La répartition des trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire
peut se combiner, dans chaque type de gouvernement, de manière différente.
Le
meilleur régime est, en politique aussi, celui qui emprunte la voie du
juste milieu : sa constitution idéale est un mélange réaliste de démocratie
et d’aristocratie. Là aussi, il s’oppose à l’idéalisme
platonicien.
4)
Les sciences
Fidèle
à son tempérament, Aristote s’est surtout intéressé à l’histoire
naturelle et à la biologie. Il n’a cessé de mener des enquêtes avec
ses disciples, observant les phénomènes naturels là aussi dans une
perspective de classement. Les quelques titres qui nous sont parvenus en
disent long sur l’éclectisme de ses recherches, dont les conclusions
sont, certes, aujourd’hui dépassées, mais dont la démarche, innovante
à cette époque, est fondatrice de bien des disciplines actuelles :
« Du ciel », « Des météores », « Des crues
du Nil » ; « Histoire des animaux », « Des
parties des animaux » ; « Sur les couleurs »,
« Sur les plantes », et bien d’autres.
5)
Rhétorique et littérature
Ses traités de rhétorique et de poétique sont fondés eux aussi sur
l’observation et le classement rigoureux des mécanismes et des ressorts
du raisonnement (pour la rhétorique) et des genres littéraires (pour la
poétique). Dans ces domaines son influence fut profonde. Il a ainsi forgé
les outils encore actuels de la critique littéraire et de l’analyse des
discours. Ainsi, c’est de lui que viennent les règles de la
vraisemblance et de l’unité d’action sur lesquelles repose la grande
tragédie classique du XVII° siècle.
Ce
qui est frappant chez Aristote, c’est l’alliance d’une diversité
encyclopédique des savoirs et d’une unicité de la méthode
appliquée dans tous ces savoirs, et cela constamment nourri d’un intérêt
profond et sincère pour tout ce qui a trait à l’humain.
La
philosophie des Grecs ne s’arrête évidemment pas avec Aristote, mais
les philosophes étudiés autour de la figure de Socrate demeurent les
fondateurs de la pensée occidentale.
Colette Calmon et Isabelle Didierjean, professeurs de
lettres classiques au collège public Jeanne d'Arc - Orléans.
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