Réponse de Pierre Borho (reprise avec son
autorisation) à un message paru sur le liste H Français
1) Le style de l'auteur.
Comment peut-on, par exemple, envisager d'étudier le "style"
d'Homère ? C'est un auteur qui n'a sans doute pas existé, du moins au
singulier et que les élèves, surtout en 6e, n'aborderont jamais qu'à travers
des traductions revues en versions "light" ? On ne peut aborder, en vérité,
tout au plus que le style, non pas du traducteur, mais du
"compilateur", de l'auteur (moderne) des versions abrégées pour collégiens
que l'on trouve en supermarché. Ce qui n'en interdit pas la lecture bien sûr ;
au contraire.
2) Poésie et histoire.
Ces deux magnifiques poèmes sont des poèmes héroïques, des poèmes épiques.
Ils sont une épopée, c'est-à-dire un récit en vers (26 000 vers ! : 14 000
pour l'Iliade et 12 000 pour l'Odyssée), récitée ou plutôt chantée par des
rhapsodes, et transmise oralement. Ce sont des oeuvres avant tout mythiques
(pour ne pas employer le mot de "mythologique"). Ce que ces poèmes évoquent
n'a finalement qu'un rapport très incertain avec l'histoire ; on peut certes y
trouver des traces de l¹histoire, mais ce ne sont pas des récits historiques
au sens que nous donnons à ce mot. Nous sommes avec l'Iliade et l'Odyssée dans
la " préhistoire du concept (d'histoire) " pour reprendre les mots de
F. Hartog et M. Casevitz. L'Iliade ne raconte pas la Guerre de Troie, mais
seulement un épisode de cette guerre : la colère d'Achille. C¹est un fait que
de trop nombreux manuels de 6e continuent d'ignorer. Il n'y a pas de Cheval de
bois dans l'Iliade. Celle-ci est un récit guerrier : l'auteur raconte des
exploits de guerre, où le type de combat n'a rien à voir avec l'art de la
guerre. Il est toujours question de combats singuliers entre héros où les
dieux et déesses interviennent sans cesse, quitte à se faire blesser (comme
Aphrodite touchée à la main par Diomède, au chant V : "alors coula le
sang divin de la déesse, l'ichôr, tel qu'il coule du corps des dieux
bienheureux" ; ce qui d'ailleurs lui vaut, peu après, les sarcasmes de
Zeus : "ce n'est pas à toi que sont données les oeuvres de la guerre.
Assiste, toi, aux oeuvres charmantes du
mariage..." ; en clair, occupe-toi de tes affaires, chacun son boulot).
L'Odyssée raconte, dans un style fort différent, le retour pour le moins
mouvementé d'Ulysse en sa chère Ithaque. Et elle complète les " trous
" laissés par l'Iliade pour comprendre le déroulement de la fameuse
guerre.
3) La guerre de Troie.
Elle pose de sérieux problèmes. Peut-on seulement employer l'expression ?
Rien, ni du point de vue historique, ni du point de vue archéologique ne prouve
l'historicité de cette guerre. Si l'on suit le grand savant Moses. I. Finley,
et sans parodier qui que ce soit, elle n'a peut-être pas eu lieu ! Son dernier
ouvrage paru en France, peu après sa mort en 1986, porte un titre explicite :
" On a perdu la guerre de Troie " (Les Belles Lettres,1990), et on ne
sait pas où elle est passée, on n'en a pas de trace. C'est une belle histoire,
due à un (des) auteurs(s) de génie, un mythe, comme les Niebelungen, la
Chanson de Roland ou le Roi Lear, où nul ne tenterait de trouver une oeuvre
historique.
4) La question des retours d'Ulysse.
Je me permets de citer quelques lignes du dernier livre de P. Vidal-Naquet
(" Le monde d'Homère ", Perrin, 2000), p. 38 : " Des efforts énormes
ont été accomplis par de nombreux savants pour identifier jusqu'au moindre
rocher rencontré par Ulysse dans son voyage de retour entre Troie et Ithaque.
(...) Le résultat le plus concret de cette enquête est un recueil de photos
qui nous font connaître de nombreux sites méditerranéens dignes d'être admirés
mais que ni Ulysse, ni Homère, le poète de l'Odyssée, n'ont jamais visités".
En vérité, les savants hellénistes-historiens, philologues, anthropologues,
linguistes etc... ont démontré depuis maintenant de nombreuses années la
vanité des tentatives de localisation des étapes de ce voyage. Si Ulysse
parcourt un pays, c'est bien le "pays de nulle part". Ce récit est
une fable, un mythe. Rien de plus. Et c'est beaucoup.
Ce que nous dit l'épopée, c'est peut-être une manière possible de voyager,
c'est surtout ce qui fait la différence entre d'une part l'humanité, celle de
l'homme civilisé, du mangeur de pain (sitophage en grec) et du buveur de vin (mélangé
avec de l'eau), c'est-à-dire l'homme consommant les fruits d'un travail rude et
longuement élaboré, et d'autre part la non-humanité, peuplée de monstres, de
magiciens, de cannibales, de créatures qui n'honorent ni ne respectent les
dieux, en bref des personnages infra ou supra humains. L'épisode du Cyclope
(chant VIII de L'Odyssée) est le plus parfait exemple de cela.
4) La richesse et de la nourriture.
Je ne vois pas en quoi manger des céréales, des olives et boire du vin,
pour frugal que cela puisse nous paraître, soit un signe de pauvreté ? Les poèmes
homériques ne mettent en scène que des personnages jouissant des richesses
disponibles à cette époque. Le menu peuple n'apparaît jamais ou seulement par
allusions furtives. Les héros des poèmes sont tous des nobles, des "aristoi"
; ils possèdent le pouvoir politique, ils ne travaillent pas. Ce sont eux les
riches, eux qui vivent dans l'opulence, dominent l'ensemble de la société et
lui imposent leurs lois. Si dans le monde d'Homère nous savons que les esclaves
existent, on ne les voit pas vraiment. Mais cette notion de richesse est bien sûr
très relative ; c'est Paul Veyne, je crois, qui -par provocation- faisait
remarquer que l'empire romain à l'époque de sa plus grande puissance (IIe s.
ap. J.-C.) n'était finalement pas plus "riche" que ne l'est le Tiers
Monde aujourd'hui.
5) Homère et Mycènes.
Vaste débat et grandes querelles. Il est certain, et admis aujourd'hui par les
historiens sérieux, que le monde d'Homère n'est pas le monde dit mycénien.
Vouloir identifier le roi qui s'est fait construire les magnifiques "tholoi"
de Mycènes (et que les touristes admirent tant) avec Agamemnon ou Atrée c'est
retourner à l'époque de Schliemann, c'est-à-dire 130 ans en arrière et
commettre les mêmes erreurs chronologiques que lui. À trop vouloir prouver...
Et je ne dis rien d'Evans et de Minos en Crète ou de l'identification de
l'Atlantide de Platon avec les découvertes réalisées à Santorin : ce sont
autant d'illusions. Il n'y a pas dans les poèmes homériques de véritable
description des palais ou des forteresses, seulement des allusions. Par exemple
la célébrissime Porte des Lions (Lionnes ?) de Mycènes n'est jamais évoquée
comme telle, il est question de "Mycènes riche en or" de" Mycènes
aux belles murailles", mais c'est tout. À Troie, Hélène monte aux
remparts pour désigner à Priam qui sont les chefs Grecs, c'est tout. Quant aux
palais, si Homère indique des nombres de pièces, c'est dans un contexte
douteux, et les chiffres (10, 50) sont visiblement imaginaires ; à Ithaque, il
n'est, me semble-t-il, pas question de fortification.
Voilà quelques remarques qui me sont venues en réfléchissant un peu au problème
soulevé.
Pour conclure, je ne peux que recommander les lectures de M. I. Finley et de P.
Vidal-Naquet, en plus de celles de l'Iliade et de l'Odyssée. Sur le mythe on
lira bien sûr les livre de J.-P. Vernant.
Mais je recommande, en plus, un petit livre de Florence Dupont publié en 1991
chez Hachette (coll. "Les essais du XXe. siècle") : "Homère et
Dallas". Elle propose une conception du mythe comme étant une fiction
permettant d'explorer une culture, une fiction exploratoire, un mentir-vrai. On
lit p. 84 : "L'aventure épique est aussi une aventure intellectuelle, une
exploration infinie de la culture humaine par le seul biais de la fiction, une
façon de prêcher le faux pour savoir le vrai ; l'épopée est un mensonge qui
dit la vérité, un mentir-vrai." Il s'agit pour ceux qui utilisent le
mythe de comprendre le fonctionnement, non pas d'une société, mais d'une
culture tout entière.
Pierre Borgo - Savoie.
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